Restaurer le sujet dans l’homme (Pierre Delion)

 

Pierre Delion Croix-Marine Caen 2013

Le sujet au risque des nouvelles organisations

Congrès Croix Marine Caen lundi 30 septembre 2013

Restaurer le sujet dans l’homme

Pierre Delion

Venant à la rescousse de la parole prophétique de Tosquelles : « Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît », Henri Maldiney, avec la puissance qui le caractérise, déclarait lors d’une conférence que j’organisai avec Salomon Resnik à Angers en 1999  sur le thème « Penser l’homme et sa psychose » : « L’homme est de plus en plus absent de la psychiatrie, mais peu s’en aperçoivent parce que l’homme est de plus en plus absent de l’homme[1] ». On ne saurait si bien dire ce qui est en passe de nous arriver et contre lequel nous devons lutter collectivement de toutes nos forces éthiques, intellectuelles et affectives pour en empêcher la survenue. Non pas dans une attitude romantique ou esthétisante, ce qui pourrait laisser penser à une position nostalgique voire dépressive, mais dans un mouvement de rassemblement de tous les éléments épars que seule l’Histoire de la psychiatrie éclaire de la réalité de ses errements délétères et des espoirs de ses révolutions inachevées. Car enfin, il faut le dire haut et fort, une certaine idée de la psychiatrie a prévalu pendant quelques décennies, qui a permis d’accomplir de profondes modifications de son exercice auprès des personnes concernées par cette pathologie si singulière. Et tout cela pourrait tout simplement disparaître ? Et de surcroît pour de mauvaises raisons ? Il en va de cette psychiatrie à visage humain comme de la démocratie : nous ne prenons conscience de son immense importance que lorsqu’elle en vient à risquer de disparaître, nous révélant à la fois son caractère précaire et la fragilité des équilibres qui l’ont installée dans l’Histoire de nos contrées et de nos vies quotidiennes, menacée à chaque instant d’en être chassée par le côté obscure de la force … il n’est pas facile d’admettre que les avancées de l’homme ne peuvent jamais être considérées comme acquises une fois pour toute, et la correspondance entre Freud et Einstein est là pour nous rappeler avec une rigueur toujours aussi actuelle que les processus d’idéalisation, considérant la destructivité de l’homme comme amendable, sont nos pires ennemis sur le chemin de la civilisation de l’homme lui-même par les processus de Culture, seuls susceptibles de transformer la violence dans certaines circonstances. Ça n’est que lorsque l’on connaît bien ses limites qu’une évaluation des forces en présence est envisageable dans la réalité, sinon, les pièges de l’inflation imaginaire se referment sur les utopies avant même leur possibilisation. C’est en partie ce qui est arrivé à notre psychiatrie, que je qualifie de  transférentielle, de ne pas l’avoir assez explicitée ou d’avoir trop négligé les attentes de psychiatrie sécuritaire qu’un socius contemporain, pétri d’un malaise entretenu par des démagogues à courte vue, et excité par des médias de plus en plus complaisants à force de simplifications, semblait préférer à toute humanisation de ses modes d’exercice. D’un certain point de vue, une guerre larvée contre l’humanité des pratiques relationnelles est déclarée, et la psychiatrie, avec la pédagogie, la justice et quelques autres grandes causes comparables, est en première ligne de ce combat. Une psychiatrie sans sujet serait une psychiatrie mortifère.

Avant d’explorer plus en profondeur les avatars de la psychiatrie d’aujourd’hui risquant de se refermer sur ses démons connus et inconnus, il me semble utile de parcourir l’histoire de ses évolutions et révolutions pour mieux percevoir d’où s’originent les lignes de force qui président à la restauration du sujet dans l’homme.

La révolution psychiatrique

La révolution psychiatrique commence avec Pinel[2] et Pussin[3] sur les épaules des Encyclopédistes et dans le sillage de la Révolution française : le fou est un citoyen, et en tant que tel, le médecin peut l’aider ; il est ainsi libéré des prisons et des culs de basse fosse dans lesquels il croupissait antérieurement sur la seule action d’une lettre de cachet ; le désormais malade mental a le droit d’être soigné dans une tentative de compréhension humanisante, par un traitement moral qui repose sur une position philosophique révolutionnaire. Mais cette position pionnière, éclairée différemment par Foucault[4], par Gauchet et Swain[5], et plus récemment par Laure Murat[6], tenant en grande partie au charisme de ses deux premiers fondateurs, se dévoiera peu à peu dans une réforme centrée par Esquirol sur les espaces dédiés aux désormais malades mentaux, au détriment de l’art de les habiter avec humanité. La loi de 1838 commence par cette fondation : « Il est créé dans chaque département un asile d’aliénés[7] », traduction législative de la pensée opératoire d’Esquirol pour qui ce nouvel espace constitue « un instrument de guérison à la condition d’être gouverné par un médecin habile »…Une fois passées les quelques années de la lune de miel consécutive à cette réalisation oblitérant le caractère relationnel que l’utopie du traitement moral portait en elle, et minéralisant ses potentialités libératrices dans les désormais célèbres « murs de l’asile », l’expérience a montré que sans l’inspiration qui guidait les premiers philosophes-psychistes, cette projection de la folie dans des lieux médicalisés, était purement et simplement vouée à échouer sur le roc de l’inconnue transférentielle. Dans l’après coup nous avons compris que sans l’invention freudienne réhabilitant le monde des névroses, et permettant la découverte de ce levier puissant du transfert pour mieux approcher la présence de l’infantile dans l’actualité de son rapport au monde de l’intersubjectivité, le piège de l’aliénation mentale ne pouvait être déjoué sans le recours obligé à la surdétermination inconsciente. Cette première étape ne répondait que partiellement aux questions posées par les destins entropiques asilaires, dans le mesure où les transferts de personnes névrosées n’avaient que peu à voir avec ceux des personnes psychotiques, sédimentant dans un établissement d’aliénés. Il aura fallu attendre encore quelques décennies et la survenue d’une deuxième guerre mondiale pour que la métapsychologie freudienne soit visitée à son tour par les pères de la psychothérapie institutionnelle et plus précisément par Tosquelles et Oury. En venant proposer une réflexion qui visait à étendre à l’ensemble de la psychiatrie les découvertes freudiennes à condition de les repenser en fonction des pathologies envisagées, un lieu spécifié et clos ne pouvait en aucun cas parvenir à transformer (au sens de Bion) les éléments d’une double aliénation ( sur le plan psychopathologique et sur le plan social) existant préalablement dans le socius et conduisant le patient vers l’asile, en autre chose que la reproduction des mêmes mécanismes à l’intérieur même de l’asile : ségrégation, cloisonnement, isolement, pathoplastie, sédimentation.

Si pour Freud le sujet de la névrose n’est pas là où on l’attend (« wo es war, zoll ich werden » /« là où ça est, je dois advenir »), c’est parce qu’il est surdéterminé par un inconscient et, dans une moindre mesure, par un sur moi qui entretiennent tous les deux avec le moi des rapports de forces pulsionnelles qui produisent les symptômes de la névrose occidentale poids moyen ; dans certains cas, les forces en question débordent les capacités du système et déclenchent une névrose pathologique, mais les deux idées freudiennes novatrices sont que, même dans de telles occurrences, il n’y a pas de différence définitive entre le normal et le pathologique et que les symptômes ont un sens pour le sujet serti dans sa névrose normale ou pathologique : à charge pour le psychanalyste, devenu fin limier, d’en trouver le sens, non pas à la place du patient mais avec lui, co-acteur de sa thérapie. Pour y parvenir, Freud conseille, troisième idée-force, de prendre appui sur la la relation entre le patient et son psychanalyste, mise en forme par le vécu subjectal de son enfance, et actualisant ses premières interactions avec ses parents lors de sa période infantile, autrement dit sur le transfert. Difficile, après ces découvertes, de continuer à nier que le projet freudien soit de restaurer le sujet dans l’homme, même au prix de sa folie névrotique. Et insupportable d’entendre que la psychothérapie institutionnelle n’aurait pas comme projet de restaurer le sujet dans l’homme psychotique, et chez l’enfant autiste, tout en l’accompagnant dans la cité tout le temps nécessaire.

Mais la cure-type a ses limites, et notamment dès lors qu’il s’agit de soigner des personnes psychotiques et de se soumettre à leurs formes singulières de transferts, notamment le transfert dissocié, concept spécifique de la schizophrénie inventé par Oury, mais aussi le transfert psychotique ou projectif et le transfert autistique ou adhésif, et leurs corollaires obligés, les constellations transférentielles[8] de chaque patient en tant que créations institutionnelles répondant à la spécificité des « êtres-au-monde » de chacun. La psychothérapie institutionnelle est née pour partie de la réponse à la question posée par un Freud visionnaire en conclusion du Vème Congrès International Psychanalytique de Budapest en Septembre 1918, survenant sur les décombres de la première guerre mondiale, en proposant, sans le formuler aussi clairement, que l’institution figure le chaînon manquant dans l’instauration de la relation transférentielle entre le patient psychotique et les soignants qui l’accueillent, et en pensant le déploiement de cette institution de telle sorte que l’humain y soit cultivé de façon prévalente à toute autre qualité. Je ne peux résister ici au plaisir de vous citer cette parole freudienne qui a pour moi beaucoup d’importance : « Pour conclure, dit Freud, je tiens à examiner une situation qui appartient au domaine de l’avenir et que nombre d’entre vous considéreront comme fantaisiste mais qui, à mon avis, mérite que nos esprits s’y préparent. Vous savez que le champ de notre action thérapeutique n’est pas très vaste. (…)On peut prévoir qu’un jour la conscience sociale s’éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un secours psychique qu’à l’aide chirurgicale qui leur est déjà assurée par la chirurgie salvatrice. La société reconnaîtra aussi que la santé publique n’est pas moins menacée par les névroses que par la tuberculose (…). A ce moment-là on édifiera des établissements, des cliniques, ayant à leur tête des médecins psychanalystes qualifiés et où l’on s’efforcera, à l’aide de l’analyse, de conserver leur résistance et leur activité à des hommes, qui sans cela, s’adonneraient à la boisson, à des femmes qui succombent sous le poids des frustrations, à des enfants qui n’ont le choix qu’entre la dépravation et la névrose.(…) Nous nous verrons alors obligés d’adapter notre technique à ces conditions nouvelles.»[9]

La création d’une véritable psychiatrie publique en appui sur la psychiatrie de secteur et une psychothérapie institutionnelle pensée et réalisée dans le creuset de Saint Alban pendant et après la deuxième guerre mondiale,  se situe à mon sens dans la suite logique directe des premiers actes révolutionnaires de Pinel et Pussin, puis de ceux de Freud : le sujet en souffrance psychique peut désormais bénéficier d’une prise en charge cohérente et continue, proposée au plus près de son lieu d’existence et de celui de ses proches, et sans impliquer une hospitalisation comme moyen de recours univoque, mais seulement sur indication médicale ; c’est de la critique des conditions de vie des malades (et notamment de la mort de 45000 d’entre eux) que jaillit l’impérieuse nécessité de la restauration du respect du sujet dans l’homme malade ; les lieux de rencontre avec les patients, soit en hospitalisation, soit en extra-hospitalier, sont articulés sur le mode, proposé par Jean Ayme, d’une bande de Moëbius, ce qui facilite la continuité des soins, condition de possibilité de la prise en considération de la relation transférentielle ; le travail porte sur la double aliénation en apportant des réponses à la souffrance individuelle du sujet par une approche psychothérapique au sens large, mais sans négliger les éléments d’aliénation qui proviennent de sa position dans le socius (famille, travail, culture), ce qui nécessite le recours au concept de « rapports complémentaires » repris par Tosquelles à Dupréel et amène à un travail avec les relais du patient dans la cité, et notamment avec le Politique ; l’institution sert d’objet malléable intermédiaire dans cette construction complexe de la constellation transférentielle, elle est à la fois souple et plastique pour pouvoir s’adapter suffisamment à chaque situation psychopathologique, mais la permanence de sa tenue en fait un étayage phorique[10] solide sur lequel le patient peut compter ; l’équipe soignante, substratum des constellations transférentielles, est le lieu du changement pour atteindre les objectifs poursuivis, par une formation continue à perpétuité, par une réflexion institutionnelle pour mieux s’adapter aux particularités de chaque sujet malade, et notamment à chaque forme de transfert ; les réunions de travail sont les véritables opérateurs de ces changements considérables.

Toutefois, ces perspectives changent radicalement le fonctionnement de la psychiatrie, et remettent en cause les privilèges de ceux qui disposaient d’un pouvoir discrétionnaire sur les équipes soignantes et sur les patients eux-mêmes ; cela entraînera des résistances plus nombreuses que prévues, et la psychiatrie de secteur/psychothérapie institutionnelle devenant banale (tout le monde pense en faire) se diluera dans une sorte de psychiatrie molle comme les montres de Dali, dans laquelle chacun y va de ses propres territoires psychiques plus ou moins fétichisés (les  fameux marquisats décriés par Bonnafé) sans considération suffisante pour les ressorts anthropopsychiatriques[11], de la doctrine sectorielle d’origine. Les formations exigeantes à la psychopathologie, les parcours psychanalytiques personnels, les apprentissages des techniques de groupe, pour ne citer que ceux-là, connaissent des aléas très divers qui, chez certains, prennent la forme de quasi-faux self professionnels parfois jusqu’à la caricature ; le fameux « s’autoriser de soi-même », proposé par Lacan dans un contexte précis, est encore trop souvent pris au pied de la lettre et donne lieu à une médiocrisation voire à une médiocratisation des pratiques qui laisse beau jeu aux détracteurs du secteur et de la psychanalyse de les parer de toutes sortes de  défauts qu’ils présentent effectivement. Mais plus généralement comme le démontre parfaitement Roland Gori dans son dernier livre « La fabrique des imposteurs » qui pourrait être sous titré : « bienvenue dans le monde des faux self », ce sont les rapports sociaux qui s’appauvrissent, progressivement grignotés par une culture de l’image truquée, et reposant principalement sur le paradigme du miroir magique : « miroir, miroir, suis-je toujours la plus belle de la contrée ». Et de même que le narcissisme subit une mise en abyme affolante lorsqu’il n’est pas transformé par le stade du miroir décrit successivement par Wallon puis Lacan, de même, recommencent à se développer les oppositions que la psychiatrie de secteur avait réussi à dialectiser et qui vont lui valoir un dépérissement programmé : psychiatre/administratif, urgences/chronicité, autonomie/dépendance, névrose/psychose, maladie/handicap, puis rapidement symptômes comportementaux/structure sous jacente et comportement/psychopathologie, classification française/classifications internationales, inflation du comportementalisme/haine de la psychanalyse, spécialités psychiatriques (addicto, pédo, géronto, urgence, ethno, …)/psychiatrie générale, sanitaire/médico-social.

Toutes ces divisions de la praxis psychiatrique pour de bonnes raisons, mais de mauvaise manière, aboutissent in fine à des découpages qui s’institutionnalisent dans les pratiques concrètes (en tant que spécialiste de tel symptôme, je ne reçois plus que les porteurs de ce symptôme et ne suis plus tenu d’assurer un accueil généraliste de tous ceux qui se présentent à ma consultation) et atomisent la psychiatrie pour en faire une sectorisation symptomatique digne d’un catalogue de vente par correspondance, sans aucun rapport avec la sectorisation historique. La démédicalisation des fonctions de responsabilité nécessaires à un fonctionnement cohérent des services de psychiatrie se poursuit et aboutit à la constitution de services dirigés de fait par des administrations souvent peu enclines à écouter les spécificités de la psychiatrie, dans lesquels travaillent des professionnels qui sont souvent peu formés à cette discipline, et organisés sur un mode très ségrégatif tendant à figer le sujet dans ses symptômes d’appel plutôt que de fluidifier sa souffrance vers des réponses polyphoniques, disposant d’une cohérence transférentielle.

Une médecine à visage humain

La médecine à visage humain a pâti des spécialisations progressives qui ont abouti in fine à une médecine hyperspécialisée, dite médecine des organes, quelquefois sans considération pour le sujet porteur de la maladie. Tout l’effort de Mickaël Balint[12] a consisté à construire avec les médecins généralistes intéressés un retour sur la personne à partir d’une conception de la médecine à visage humain. A chaque fois que les médecins peuvent être aidés dans leur travail ordinaire à revenir à cette notion essentielle pour leur éthique, ils sont la plupart du temps satisfaits de la qualité que cette expérience confère à leur exercice. On assiste d’ailleurs actuellement aux Etats Unis au retour d’une médecine dite joliment « médecine narrative » dans laquelle la personne retrouve son statut de responsable de sa propre histoire, et non plus victime de son destin de malade. Il n’est pas impossible que la nécessité du retour d’une médecine de la personne soit finalement éprouvée de façon plus aigüe dans un pays qui a créé aussi l’EBM et en a constaté, à côté de quelques progrès dans les spécialités médicales dures, les risques de sécheresse létale dans les autres, et notamment dans la nôtre!

Mais je voudrais donner deux exemples de ma pratique, à titre indicatif, pour montrer que cette médecine de la personne ne coûte rien d’autre que d’en prendre la décision : les obstétriciens qui grâce à la consultation du premier trimestre de la grossesse peuvent consacrer une heure à la part psychologique touchent du doigt, c’est le cas de le dire, cette part typiquement humaine qui concerne l’arrivée d’un enfant, avec son cortège d’espoir mais aussi d’angoisses. Lorsque la future mère peut parler de ces éléments à son médecin, elle « récupère » la part humaine de son aventure médicale et se trouve plus armée pour ce qui va lui arriver. A fortiori, si une dépression ou tout autre phénomène psychopathologique survient au cours ou au décours de cette grossesse, le médecin possède des éléments de compréhension qui l’aident à aider la mère dans la plupart des cas. Et lorsqu’il a besoin d’un avis plus spécialisé auprès du psychiatre, son adresse vers son collègue se fait de façon beaucoup plus articulée. Des groupes d’étude de cas pilotés par des pédopsychiatres avec les sages femmes ont été mis en place dans le cadre du réseau périnatalité et montrent à l’envi que ces nouvelles pratiques répondent à des impératifs humains qu’il n’est plus acceptable de laisser sur le bord du chemin

Autre exemple : une recherche conduite avec les pédiatres libéraux sur les liens entre dépression post-natale et signes fonctionnels chez les bébés (insomnies, anorexies, troubles relationnels précoces). L’utilisation d’une échelle EPDS de Cox dans la salle d’attente des pédiatres permet d’évaluer le risque dépressif chez la mère. Le pédiatre examine le bébé et repère ou non les signes fonctionnels. Si oui, il regarde le score de l’EPDS de la mère et s’intéresse alors à la santé psychique de la mère. Dans 90% des cas, son intérêt pour la santé de la mère amène une amélioration de son état narcissique et une régression des signes fonctionnels des bébés. Dans 10 % le pédiatre adresse à son collègue pédopsychiatre pour une consultation parents-bébé.

Dans ces deux expériences, le focus du médecin mis sur les aspects humains des situations médicales a des effets directs sur les symptômes médicaux présentés en première ligne dans la consultation. Le sujet est remis en première position quand le médecin pourrait se contenter de sélectionner ses symptômes et de les traiter « à part ». D’ailleurs, il est des domaines de la médecine, en chirurgie par exemple, où cette démarche s’impose pour partie, mais le retour à la personne qui est là devant le médecin doit toujours être réalisé pour le moins au moment du diagnostic médical.

Une psychiatrie à visage humain

Si pour la médecine, cette démarche semble aller de soi, bien que beaucoup de patients se plaignent qu’elle soit encore trop rare, on pourrait s’attendre à ce que dans le domaine de la psychiatrie, elle fasse partie, je n’ose pas dire du pack, mais de ses pratiques communément admises. Nous avons vu l’histoire de la psychiatrie récente, à partir de la révolution française. Et nous avons découvert à quel point les forces civilisatrices à l’œuvre étaient souvent en butte à d’autres forces de déliaison, cherchant à atomiser, cloisonner, sérier, pour opérer dans cette médecine de l’âme de nouvelles tentatives linnéo-sydenhamiennes, dénoncées en son temps par notre ami Jacques Schotte comme une caricature de la science appliquée sans les aménagements nécessaires à la psychiatrie. Or, que voit-on ces temps-ci se mettre en place, toujours sous le couvert de la science, et plus précisément des méthodes EBM, et de plus en plus souvent sous la pression de quelques associations d’usagers ou de parents aux méthodes intransigeantes voire violentes ? Après avoir intégré de façon sans doute trop superficielle les avancées permises par la psychopathologie psychanalytique dans la médecine au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle, et en avoir fait, trop souvent au détriment d’avancées réelles dans la pratique des soins, une mode parfois carrément snob dont on parlait dans les salons autorisés et dans les mêmes médias qui aujourd’hui la honnissent, la psychanalyse connaît aujourd’hui un retour de balancier important, et l’on voit, comme souvent dans les modes, les loups hurler avec les loups, ou pour le dire autrement, les praticiens soit-disant psychanalystes ou favorables à cette philosophie de la psychiatrie, souvent autorisés d’eux mêmes, quitter ce haut du pavé autrefois honorable pour se rabattre sur des méthodes moins complexes, d’apparence plus scientifiques, et pour tout dire, comportementalistes, prouvant ainsi d’ailleurs l’absence d’intériorisation chez eux de la mode précédente !!. Je n’ai personnellement rien contre ces méthodes, à condition de leur redonner la place qu’elles n’auraient jamais dû quitter : celle de l’éducation et de la rééducation qui ne se résume pas, et de loin, au conditionnement opérant, qui en est une caricature monoclonale. S’il y a aujourd’hui une confusion dévastatrice en matière de psychothérapie, qui est avalée à toutes les sauces, c’est bien celle qui concerne une opposition entre d’une part les psychothérapies qui s’inspirent du traitement moral de Pinel et s’approfondissent avec Freud et la psychanalyse, qui lui donne en quelque sorte ses lettres de noblesse, en passant par le psychodrame, les psychothérapies diverses et variées et qui trouve sa généralisation possible dans la psychothérapie institutionnelle (Oury dit que la psychanalyse est une forme particulière de la psychothérapie institutionnelle), et d’autre part les dites thérapies cognitivo-comportementales qui s’originent, elles, dans l’éducation, et n’ont que peu à voir avec les précédentes psychothérapies, dans la mesure où elles sont dérivées d’un mixte entre Pavlov, Lovaas et consorts, et la méthode Coué, éventuellement mâtinée d’une psychothérapie du moi post-freudienne, centrée sur la reconstruction d’un moi plus apte à diriger son monde, mais sur un mode essentiellement éducatif, à la Woody Allen, voire, quand il s’agit du conditionnement opérant, à la Orange mécanique. Bien entendu, on ne peut en aucun cas résumer l’éducation à ces options choisies par certains car il est plus facile d’en évaluer les effets apparents. Une éducation digne de ce nom est humanisante par définition, et les éducateurs avec elle. Se limiter à faire acquérir à l’enfant, voire à l’adulte dépendant, des comportements normés est toujours suspect de faire partie des techniques d’emprises, s’ils ne sont pas transcendés par les processus d’identifications à l’œuvre dans toute éducation intersubjectale. Dans le cas d’une éducation de la sorte, il n’y a pas à mes yeux d’opposition entre ces deux approches de la personne, mais plutôt possibilité de complémentarités pour ceux qui l’estiment nécessaire. Elles répondent à des besoins différents, elles obéissent à des logiques spécifiques, elles doivent pouvoir vivre leurs vies de façon autonome, tout en coexistant sans dommages. Vous avez tous connu dans vos humanités des professeurs d’histoire-géographie. Oppose-t-on pour autant l’histoire et la géographie ? Et même dans le cas de thérapies dites « cognitivo-comportementales » choisies délibérément par les parents pour l’éducation de leur enfant présentant un autisme, les réunions de travail entre les acteurs de la psychothérapie et ceux de l’approche éducative type TCC ou autres, conçues sur le mode de la constellation transférentielle permettent d’humaniser l’ensemble de la prise en charge de façon évidente, en tout cas dans mes expériences et dans celles de nombreux praticiens ouverts à ces complémentarités.

Dans le développement de l’enfant, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir que l’éducatif est pour une part à l’œuvre dans ce qui structure ses apprentissages, mais que, par ailleurs, pour une part non négligeable de sa construction psychique, ce n’est pas l’attitude éducative qui prévaut mais bien le pathei matos, l’enseignement par l’épreuve de la souffrance et les réflexions qu’elle déclenche en retour, référé à la pensée psychothérapique du monde qui peut être résumée par la question : « Alors toi, petit d’homme ! Que penses-tu de cette expérience qui vient de t’arriver ? ». Il me semble que les conflits énormes qui sont actuellement à l’œuvre dans notre France contemporaine, récemment encore actualisées par les bévues inimaginables sur l’autisme faites par la ministre déléguée aux handicapés, consomment en pure perte une énergie considérable, révélant une réduction de la pensée à une logique binaire, indicatifs d’une radicalisation des problématiques humaines, et d’un éloignement progressif d’une ambiance démocratique sans laquelle la psychothérapie ne peut se développer valablement sauf à déclencher de telles oppositions, de nature profondément raciste.

Restaurer le sujet dans l’homme

Dès l’instant où une société se donne le droit et la possibilité de poser ces questions essentielles sans déclencher aussitôt des buzz insensés et des processus de meurtres de la pensée, il existe une place pour que le sujet habite l’homme en toute liberté. Après quoi, et c’est l’horizon de toute liberté, arrive la question de l’angoisse qui en borde les entours. Mais nous préférons cent fois l’angoisse à la privation de liberté. Et si l’angoisse se montre trop envahissante, féroce, persécutrice, alors le recours au psychiatre et aux équipes de psychiatrie est une réponse que la société offre à ses membres pour en tempérer les débordements. C’est là que la distinction entre angoisse névrotique et angoisse archaïque ou psychotique trouve toute sa justification, dans la mesure où les réponses à y apporter ne sont pas du même ordre comme nous l’avons vu au cours de notre présentation.

L’idée d’une modernité coïncidant avec un monde où l’angoisse n’est plus tolérée, où le risque zéro justifie le principe de précaution de l’ordinaire du citoyen, où l’ennui, séquelle d’une maladie infantile des démocraties, doit être banni, et où l’expression de conflits manifeste un penchant regrettable pour le spectacle, cette angoisse donc, nourrit le recul des démocraties au profit d’une fausse démocratie, la démocratie médiatique, qui n’est rien d’autre que l’intégrale des figures en faux self évoquée précédemment. Je veux dire que plus que l’authenticité, c’est l’image que l’on donne de soi qui compte dans le sociétal contemporain, quitte à la travestir pour séduire, ce qui ouvre de fait le champ des perversions. Or dans une telle démocratie médiatique, l’avis des gens est recueilli comme la preuve de l’existence de la démocratie, mais leurs avis sont formatés par les médias pour assouvir les dieux de la consommation et l’enrichissement du capitalisme international au profit de quelques élites hyperventrues. Il n’est que de voir les travaux de la neuro-économie pour constater à quel point ces hypothèses ne sont plus les fictions politiques de Huxley, d’Orwell ou de Lewin que nous avons tant aimés, qu’elles représentaient autant d’épouvantails lointains et hors de propos. Mais en quelques années, elles sont devenues les figures de l’emprise sur nos inconscients cérébraux, au sens de Marcel Gauchet[13].

Devant un tel constat qui peut passer pour alarmiste, tous ceux parmi nous qui sont porteurs du projet de restaurer le sujet dans l’homme, au risque d’une angoisse bien tempérée, se heurtent de fait à ces forces de déliaison de l’humanisme de base. Il nous faut donc résolument faire face à nos détracteurs pour leur opposer notre sérénité sur les objectifs poursuivis. Pour ce faire, il n’est pas judicieux de renforcer les clivages entre les approches différentes et complémentaires de la psychiatrie, plutôt d’indiquer à quel point notre discipline ne peut produire de résultats éthiquement acceptables sans un appui sur le vertex de l’humain d’abord. La rectification d’un comportement, si elle ne comporte pas à la clé le sens que ses variations venaient signifier, ne vaut que comme recherche de se plier à la norme sociale, pour rejoindre le troupeau des citoyens d’une démocratie médiatique sans paroles et sans autre avenir que vétérinaire. Elle ne permet pas de se poser la question de la singularité des personnes qui composent notre monde, et encore moins de répondre aux angoisses corollaires qui peuvent en découler directement.

Pour revenir, en guise de conclusion, à l’échange entre Einstein et Freud, ce dernier, répondant à la question du premier sur la possible émergence d’un pacifisme, déclare :

« Et maintenant combien de temps faudra-t-il encore pour que les autres deviennent pacifistes à leur tour  ? On ne saurait le dire, mais peut-être n’est-ce pas une utopie que d’espérer dans l’action de ces deux éléments, la conception culturelle et la crainte justifiée des répercussions d’une conflagration future, — pour mettre un terme à la guerre, dans un avenir prochain (je vous rappelle que ce texte est écrit en 1933). Par quels chemins ou détours, nous ne pouvons le deviner. En attendant, nous pouvons nous dire : Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre. [14]» Dont acte.

 

[1] Maldiney, H., « Comme Husserl avait alerté la philosophie, par son mot d’ordre « Zur Sache selbst », « aller à la Chose elle-même », à ce qui est réellement en cause dans l’affaire … Ludwig Binswanger entendait alerter la psychiatrie par un propos avertisseur qui lui rappelait son champ propre : « l’Homme dans la psychiatrie ». On ne saurait dire qu’il a été entendu. L’homme est de plus en plus absent de la psychiatrie. Mais peu s’en aperçoivent parce que l’homme est de plus en plus absent de l’homme ! Il est possible de comprendre comment ce retrait de l’homme s’effectue en somme de façon humaine et ce qu’il implique d’humain. Car l’homme, dans son retirement suit cette voie spécifiquement humaine qui s’appelle, depuis Heidegger, le « projet » lequel est au principe de toute entreprise. Or c’est à une entreprise que tend à ressembler, de plus en plus, l’action psychiatrique. Aussi est-il possible d’apercevoir en même temps ce qui se montre de l’homme dans cette déshumanisation humaine, et d’en tirer des éclaircissements sur le procès humain que constitue la folie. » Angers samedi 16 octobre 1999 : Penser l’homme et sa psychose

[2] Pinel, P., Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, Paris, Brosson, 1809.

[3] Didier, M., Dans la nuit de Bicêtre, Paris, Gallimard, 2006.

[4] Foucault, M., Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1971.

[5] Gauchet, M., Swain, G., La pratique de l’esprit humain, Gallimard, Paris, 1980.

[6] Murat, L. L’homme qui se prenait pour Napoléon, Gallimard, Paris, 2011.

[7] Article 1 de la Loi du 30 juin 1838.

[8] Delion, P., Soigner la personne psychotique, Dunod, Paris, 2010.

[9] Freud, S., La technique psychanalytique, PUF, Paris, 1975, pp.140-141.

[10] Delion,  P., op.cit.

[11] Schotte, J., Vers l’anthropopsychiatrie, Hermann, Paris, 2008.

[12] Balint, M., Le médecin, son malade et la maladie, Payot, Paris, 1957.

[13] Gauchet, M., L’inconscient cérébral, Seuil, Paris, 1999.

[14] Einstein, A., Freud, S., Pourquoi la guerre ?

Publié il y a 8th October 2013 par Marie-Christine Hiebel

Libellés: croix-marine Pierre Delion

http://bibliothequeopa.blogspot.fr/2013/10/pierre-delion-croix-marine-caen-2013.htm

 

VIDEO : Le soin à domicile, une nouvelle organisation ?

 

Président Didier Drieu Maître de conférence de psychologie clinique et pathologique, CERReV,

Université Caen Basse-Normandie

Rapporteur Pascal Couturier Interne en psychiatrie,  Université Caen Basse-Normandie

Animateur Jean-Noël Letellier Psychologue, Fondation Bon Sauveur, Picauville

Intervenants Mathias Couturier Maître de conférence en droit privé et sciences criminelles,

Université Caen Basse-Normandie

Philippe Leprelle Cadre Supérieur de Santé, Fondation Bon Sauveur, Picauville

Séverine Revert Chef de service, Service l’APPUI-Foyer Léone Richet, Caen  Christina Roulland Psychiatre, Fondation Bon Sauveur, Picauville

 

Argument Le domicile, auparavant relativement sanctuarisé par la loi, évolue progressivement en un espace où la protection de l’intime se transforme ; lieu possible d’incarcération avec les mesures d’aménagements de peines liées au bracelet électronique, espace transformé au moins dans les mots en un lieu de soin par les expérimentations de l’HAD et, dans la réalité, en un lieu de mise en œuvre des programmes de soins depuis la loi de 2011, et, depuis longtemps, lieu d’accompagnement à l’autonomisation.

On sait combien la perception par tout un chacun de la réserve que constitue son domicile permet d’organiser une identité sociale préservée. Quel sens peut avoir une relation de soin qui s’établit d’une façon si inéquitable quand le chez soi devient un lieu possible d’intrusion et donc une éventuelle effraction dans son intimité ?

De plus un flou subsiste quant à l’appropriation de lieux de résidence en établissements divers (EHPAD, Appartements associatifs …) quand on n’évoque pas aussi plus directement le statut de la chambre d’hôpital et les droits qui y sont associés.

Et que penser de l’accompagnement à domicile, dont on sait l’intérêt pour maintenir l’insertion sociale, quand il est organisé par des prestataires de service dont les interventions isolées sont totalement vidées des liens indispensables permettant l’institution d’une relation pensée avec un établissement ? Pourtant, des pratiques existent de longue date basées sur les principes de la psychothérapie institutionnelle qui permettent de penser l’intervention à domicile.

De même quel cadre thérapeutique peut s’instaurer quand il est soumis à tant d’impondérables comme les VAD traditionnelles s’en font souvent l’écho ? Le domicile est aussi la place de la famille, et à ce titre, quels effets sont produits par la transformation, au moins symbolique, du domicile en un lieu possible de soin ?

On pourra débattre et réfléchir à partir des témoignages de soignants expérimentant l’HAD ou d’autres formes d’accompagnements, mais aussi de résidents évoquant leurs perceptions de ces formes d’interventions avec l’aide d’un regard juridique qui invitera à soumettre cette évolution du statut du domicile aux contradictions entre la loi et les divers règlements des établissements.

Mathias Couturier, MCU de droit privé et sciences criminelles, CRDP, Université de Caen évoquera et discutera les dimensions juridiques.

Séverine Revert, service l’APPUI (Foyer Léone Richet) rendra compte d’une expérience d’accompagnement au domicile auprès de sujets psychotiques reposant sur les principes de la psychothérapie institutionnelle.

Philippe Leprelle et Dr Christina Roulland, équipe de suivi HAD de la Fondation Bon Sauveur, rendront compte d’une expérience récente d’hospitalisation à domicile dans le champ de la santé mentale.

Accueillir l’ « ingérable »…(Bayeux décembre 2014)

 

Accueillir l’ « ingérable »

Témoignage d’une expérience en internat au sein du Service d’Accompagnement de la Famille et de l’Enfant (SAFE à Caen). Par Pauline LARCHER, Liselotte PRAT, Manuel THOMAS, José MUNOZ et Ingrid GALLIENNE.

 

 

Notre équipe travaille au sein de l’internat de BEAULIEU, au Service d’Accompagnement de la Famille et de l’Enfant ; le SAFE.  Le S.A.F.E. est une institution de Protection de l’Enfance, conventionnée par le Conseil Général en tant que Maison d’Enfants à Caractère Social et habilitée par le Ministère de la Justice au titre de l’Assistance Educative. Les mesures de placement des jeunes sont prononcées par les Juges des Enfants et/ou organisées par les Responsables Territoriaux de la Mission de Protection de l’Enfance du conseil général.

Le SAFE accueille et accompagne des enfants, des adolescents et de jeunes adultes en danger, en souffrance ou en difficulté dans leurs familles. Les enfants et adolescents accueillis souffrent de carences éducatives et affectives et/ou de maltraitances familiales.

Ils peuvent présenter de façon réactionnelle des troubles du comportement, des perturbations d’ordre psychique et physiques. Ces accueils s’organisent au sein de deux internats (l’un à Caen, l’autre à Bayeux), d’un service de placement familial et d’un service de suite pour les plus âgés.

 

L’équipe du SAFE a pu constater au fil des années, l’importance de fixer des repères théoriques qui sont autant d’aides nous permettant d’appréhender les diverses formes de maltraitance dont sont victimes les enfants et les adolescents qui nous sont confiés.

Les expériences accumulées de l’institution et des personnes qui sont venues l’enrichir, ont, au fur et à mesure des années, constitué un corpus théorico clinique, un projet éthique et un projet de relations humaines qui sont devenus la culture de l’institution. Il s’agit d’un positionnement technique, mais aussi philosophique et politique, devant les questions de la maltraitance, des pathologies et des souffrances familiales. Ce choix est à notre sens indispensable pour que l’équipe puisse tenir un cap cohérent devant la complexité de ses missions et de ses responsabilités. (CF Projet d’établissement du SAFE, 2005)

Diverses Sciences Humaines et leurs courants de pensée, qu’ils se réfèrent à la psychopédagogie, aux pédagogies et psychothérapies institutionnelles ou à la psychanalyse,  ont inspiré et enrichi le projet théorique et conceptuel du S.A.F.E.

 

Ces référence guident la façon dont l’institution peut être pensée et peut être pensante (et “pansante”). Nous soutenons notamment que la place donnée au Sujet, tant du côté des personnes accueillies que des professionnels, participe à forger le contexte institutionnel, l’ambiance, facteur déterminant dans la possibilité pour chacun (soigné ou soignant, accompagné ou accompagnant) d’être au travail.

 

L’équipe de professionnels pointe particulièrement les notions de respect et de confiance au cœur des rapports sociaux dans l’institution, comme indispensables à l’exercice du métier et facteurs favorisant un positionnement professionnel de qualité (ces rapports sociaux interrogent chacun, qu’il soit éducateur, maîtresse de maison, psychologue, comptable, directeur, secrétaire, médecin psychiatre, homme d’entretien, chef de service…)  Nous entendons par là un environnement suffisamment “sécure” pour que la parole de chacun advienne.

Au cœur de ces rapports sociaux, nous donnons une importance primordiale à la fonction de portage, dite fonction “phorique” (telle que la décrit Pierre Delion). A l’image de celle pratiquée par les éducateurs à l’endroit des enfants, cette fonction “phorique”exercée par les cliniciens et les dirigeants au sein d’une institution, au-delà d’être une nécessité au potentiel accueil de l’autre dans sa dimension de sujet, favorise la sécurité psychique de tous (CF Projet d’établissement du SAFE, 2005) et l’émergence d’un collectif.

Ces références constituent un arrière-pays partagé, au service de la compréhension et l’analyse des problématiques des jeunes accueillis mais également au choix et à l’élaboration des outils institutionnels.

Au sein de l’internat de Beaulieu, nous accueillons 13 enfants et adolescents. Ce groupe mixte accueille actuellement des jeunes âgés de 12 à 17 ans. L’équipe est constituée de 7 éducateurs et éducatrices, deux maîtresses de maison, un homme d’entretien, une psychologue à mi-temps, un médecin psychiatre à temps partiel et une chef de service.

L’équipe d’éducateurs est composée de quatre femmes et de  trois hommes : nous accompagnons les jeunes dans tous les moments de la vie quotidienne, tout au long de l’année.

Chaque jeune a deux référents qui veillent particulièrement à son suivi que ce soit sur le plan scolaire ou professionnel, extrascolaire, médical  et psychologique. Le référent peut être aussi présent dans les rendez-vous familiaux si cela s’avère opportun et avoir un sens dans le travail de la problématique familiale.

Nous appréhendons le collectif d’internat comme un espace à visée thérapeutique qui va souvent offrir au jeune la possibilité, par sa relation aux enfants, adolescents et adultes de mettre en scène, rejouer et déjouer les enjeux de sa problématique familiale.

 

L’enfant, dans son vécu de maltraitance, de carence, s’est en partie ou totalement identifié comme enfant-objet: objet des conflits parentaux, déplacé sans paroles,  malmené, non écouté, parfois non identifié ou non reconnu à sa place d’enfant, dans son corps d’enfant… Ces constats sont souvent le fait d’une problématique des parents trop envahissante pour qu’une place soit laissée et permette un accueil de cet individu en devenir.

L’enfant accueilli au SAFE va inconsciemment répéter son mode relationnel en lien avec la problématique familiale et donc souvent mettre à mal sa place de sujet respectable. Il va interroger la pertinence d’être autrement que ce qu’il connaît.

Ainsi, la répétition (au sens du concept théorique de la psychanalyse) sera à la fois le danger (de répétition de maltraitance) mais aussi le moteur du soin (rejouée, revisitée, lorsque la répétition trouve une réponse différente).

L’accueil, dans notre conception, a une fonction prépondérante et revêt des notions plus larges que celles communément admises. L’accueil est d’une certaine manière la réception faite à quelqu’un, l’acceptation de la personne telle qu’elle se présente. L’accueil  permet de favoriser la rencontre. Favoriser, car la posture d’accueil n’engendre pas nécessairement la rencontre: pour qu’il y ait rencontre, il faut également que l’autre l’accepte. 

Il s’agit avant tout d’accueillir le transfert, c’est-à-dire d’accepter d’être un peu modifié par l’autre, par la trace qu’il laisse en nous.

En ce sens l’accueil reflète une posture, une éthique, un engagement, qui sera le préalable à l’éventuel transfert. Dans notre approche professionnelle, le transfert est un outil. Accepter de travailler avec cet outil, c’est accepter de parler de soi, avoir conscience que l’analyse de nos ressentis permettra de mieux comprendre l’autre.

(extraits d’un travail collectif “safien” en vue de l’élaboration du projet d’établissement 2010-2015)

C’est avec cet arrière-pays partagé et confrontée au quotidien à « l’ingérable », que l’équipe, dans sa pratique a proposé aux jeunes de mettre en place la « réunion d’enfants ».

 

 

 

 

 

Pour parler de cette réunion, il faut revenir un peu sur l’histoire …..

En 2008, les préadolescent(e)s et adolescent(e)s qui étaient accueillis au SAFE en internat, posaient un certain nombre de difficultés à l’équipe éducative.  C’était un groupe d’enfants aux situations familiales complexes, aux comportements inadaptés et parfois même violents. Ces jeunes éprouvaient des difficultés à vivre ensemble dans un collectif de 13 enfants ayant un fonctionnement de groupe en « souterrain » inaccessible aux éducateurs. Certains adolescents n’hésitaient pas à passer à l’acte dans des agissements de plus en plus menaçants, violents et le groupe, dans toutes se dimensions, se dégradait chaque jour.  Après de nombreuses interventions des adultes, de temps de« recadrage », de rappel aux règles, d’élaboration de sanctions, de réparations diverses mais aussi d’exclusions temporaires et de réorientations de quelques jeunes, l’équipe pluridisciplinaire a imaginé mettre en place un espace de parole où les adolescents viendraient s’exprimer.

Le projet d’une telle instance avait comme intérêt de créer un espace dans lequel « la parole libre » pourrait circuler, où les adolescents serait invités à échanger. La libre expression aurait une place importante, rien ne serait imposé, chaque enfant parlerait de ce dont il avait envie, exprimerait ses désaccords et réagirait aux propos des uns et des autres dans le respect. Nous imaginions que chaque enfant y parlerait de ce qu’il vivait dans le collectif, de ce qu’il ressentait. Ce temps proposerait donc de parler de soi, dans un espace commun. Ainsi nous pouvions penser (nous…les adultes…) que ce groupe de parole favoriserait un lien social et offrirait aux adolescents la possibilité d’apparaître sous des traits plus ou moins différents de ce qu’ils montraient dans la vie quotidienne. En mettant en place cet espace de parole, l’équipe pluridisciplinaire espérait que parler ensemble, régulerait la vie de chaque jour, diminuerait le nombre de conflits, apaiserait les tensions et limiterait, voire éviterait, les passages à l’acte. Un espace de parole s’est mis en place l’année suivante, en 2009, au sein du collectif.

Dans le souci que cette instance ne soit pas toujours animée par les mêmes éducateurs, le  jour et l’heure étaient variables, ce qui ne nous permettait pas de faire vivre ce moment de façon régulière. Dans un premier temps, nous avons tenté de le maintenir une séance toutes les trois semaines. Rapidement, nous avons été confrontés à d’autres priorités (prise de rdv, problèmes liés au planning, autres réunions…) et l’espace de parole n’a plus eu lieu si régulièrement (en moyenne, une fois toutes les six semaines).

Les jeunes et les éducateurs de service participaient à ces séances. Nous nous réunissions dans la salle commune de l’internat et un éducateur abordait un événement marquant de l’actualité du groupe (souvent prédéfini en réunion d’équipe.

Nous pensions à ce moment qu’il  était important de ne pas nommer le ou les jeunes concernés en imaginant ainsi protéger chacun d’attaques verbales de la part des autres. Beaucoup de sujets pouvaient être exprimés, discutés, mais malgré quelques améliorations dans la vie partagée au quotidien, nous ne sentions pas de réel changement d’ambiance. Nous tâtonnions ensemble et nous apprenions à nous parler, mais le fait de penser une partie de l’ordre du jour entre adultes, empêchait une mise au travail collective et générait une forme de « pensée morte ».

En effet, cette organisation rendait inaccessible une réelle liberté de pensée et de parole pour les jeunes.

Jusqu’en 2012, nous nous sommes accrochés à l’importance de maintenir cette instance même si certains éducateurs ne se sentaient pas suffisamment à l’aise pour l’animer.

En début d’année, les professionnels de l’internat du SAFE ont bénéficié d’une formation interne avec Monsieur Gabriel GODARD (Psychologue clinicien, Psychanalyste, Formateur, ancien directeur d’établissements – Directeur et fondateur de l’INSTITUT REPERES)  sur la clinique du quotidien. Nous avons pu avoir un premier échange très constructif sur l’espace de parole ou « la réunion d’enfants ». L’intervenant a insisté sur la nécessité d’une régularité plus importante de ces réunions, sur la participation de l’ensemble des éducateurs et sur plusieurs notions et concepts de l’animation. Ce temps de formation a suscité le désir de l’équipe de retravailler le sens de cet espace.

Aussi, depuis  novembre 2012, nous nous sommes interrogés sur le lieu, l’espace où se déroule ce moment d’échange et sur sa régularité. En effet, comment imaginer que l’on puisse demander à des enfants, qui vivent des moments douloureux, envahis par des sentiments d’injustice et de persécution, se manifestant bruyamment face aux frustrations, de parler avec aisance de leurs ressentis en attendant la réunion pendant trois à six semaines ! Ils n’attendent pas et sont davantage dans l’agir.

Nous avons donc proposé un cadre clair aux enfants. La «  réunion » aurait lieu tous les jeudis de 18h30 à 19h30. Sont présents, les éducateurs qui travaillent à ce moment de la semaine mais les autres peuvent y participer, s’ils le souhaitent ou si l’actualité le réclame. La participation des jeunes est libre. Dans les faits, depuis ce nouveau fonctionnement, les jeunes sont présents à chaque réunion.

Les enfants ont appelé cette réunion : « Espèce de Parole » et nous avons dans un premier temps installé une boite qu’ils ont nommée « Pense pas bête ». Ils pouvaient déposer des mots qui étaient lus en réunion et qui permettaient d’être des supports à la discussion.

En Février 2014, à l’occasion d’une journée « portes ouvertes », quatre éducateurs de notre équipe se sont rendus à l’école de la Neuville pour y rencontrer l’équipe mais aussi les élèves qui nous ont brillamment expliqué leur fonctionnement. Cette rencontre a  apporté de nouvelles idées que les éducateurs ont partagé en réunion « Espèce de parole » avec le collectif.

De nouveaux outils ont vu le jour. Depuis, la boite « pense pas bête » n’existe plus. Les messages y étaient parfois subtilisés… Elle a été remplacée par un cahier de « râlages ».

La réunion d’enfants commence par l’installation des chaises dans la pièce en positionnant de façon précise la chaise de l’animateur et de celui qui notera les décisions dans un cahier prévu à cet effet. Les décisions prises dans cette réunion par le collectif font référence pour le collectif. Pour les remettre en question, il faut attendre une prochaine réunion.

Celui qui anime la réunion n’est plus un adulte mais un enfant. Celui-ci se propose à la réunion précédente et son rôle est validé par les autres.  Chacun occupe cette place à tour de rôle, quelque soit son âge ou ses difficultés.

Une fois installés, nous commençons par une minute de silence qui permet à chacun de se « poser » … se « pauser »…de se mettre en pause…

Aujourd’hui, chaque participant, adulte ou jeune, s’exprime en son nom propre. L’éducateur ne s’exprime plus au nom de l’équipe. L’«Espèce de parole » ou la « réunion d’enfants », permet aux adolescents comme aux professionnels de se retrouver sur un même niveau de participation. Cela modifie clairement le rapport à l’autre. Ce mode de participation témoigne pour chacun de ses capacités, de ce qu’il ressent, de ses difficultés, de ses sentiments, de ses désirs, mais aussi de ses limites et de ce qu’il peut accepter ou non. C’est un espace qui se veut adressé au sujet. Contrairement à ce que nombre d’enfants accueillis ont connu dans leur histoire, la parole de chacun compte. Le regard de l’enfant sur l’adulte, évolue. Il voit le professionnel qui l’accompagne, doté d’affects, de sentiments et de ressentis. Nous percevons que cela peut participer à décaler sa représentation de l’adulte, empreinte de toute puissance et l’aider à mettre au travail son rapport à l’autre. L’échange régule les tensions  mais s’articule aussi autour des moments positifs. L’accent peut alors être mis sur ce qui fonctionne, ce qui évolue pour chacun ou dans la dimension collective, ce qui est agréable à vivre ensemble.

Nous pouvons tenter d’illustrer notre propos…parlons un peu de Basile

En quelques mots… A sa naissance, la mère de Basile avait 16 ans et son père 23. Ils se sont séparés lorsqu’il avait deux ans. La petite enfance de Basile a été très chahutée par la fragilité, l’errance et l’immaturité de ses parents. Confié à sa mère dans un premier temps, il a vécu de sa naissance à 4 ans une relation maternelle discontinue, imprévisible et une absence de soins. Son histoire est émaillée de ruptures de lien avec chacun de ses parents, et notamment sa mère, avec qui les relations se sont dans un premier temps distendues, puis sont devenues inexistantes. Elle a déménagé sans laisser d’adresse lorsqu’il avait 9 ans, ne donnant plus signe de vie. Sa garde avait été confiée à son père lorsque Basile avait quatre ans. Pour autant, le travail du père l’amenant à être très souvent absent, Basile était soit avec la nouvelle compagne de celui-ci, âgée de 20 ans, soit avec son grand-père paternel soit avec sa grand-mère paternelle. Il ne savait jamais qui viendrait le chercher à l’école. Ce jeune garçon a rapidement développé des troubles (dyslexie, dysorthographie, problèmes alimentaires, énurésie, difficultés scolaires et très grande agitation).

Après l’intervention de services de milieu ouvert pendant plusieurs années auprès de sa famille, Basile a été placé en famille d’accueil à l’âge de 7 ans. De façon séquentielle dans un premier temps, puis à temps plein depuis ses 9 ans. En famille d’accueil, il présentait des troubles avec des mises en danger. Basile était en grande difficulté sur le plan de sa sécurité interne, majorée lorsqu’il était confronté à des relations de type maternant. Il était décrit comme particulièrement blessé et pouvant être attaquant dans la relation aux substituts maternels, anticipant et provoquant des vécus de maltraitance et d’abandon. Il a pu bénéficier de nombreux soins thérapeutiques (art thérapie, orthophonie, entretiens psychologiques…).

Après plusieurs échecs de placements en familles d’accueil, parcours long et douloureux, il a été confié à l’internat du SAFE à l’âge de 13 ans et demi.

 

Dès son arrivée à l’internat, Basile s’est montré envahissant du fait de son agitation physique, son débit verbal peu adapté (familiarité, vulgarité, moquerie). Les autres jeunes l’ont assez mal supporté, adoptant à son sujet une position de réserve, voire de réticence.

Nous le percevions comme un jeune adolescent fragile, qui manifestait de l’angoisse (agitation, crise clastiques) dès qu’il se sentait insécurisé. Il manifestait des troubles du comportement dans le cadre de sa scolarité. Le collège a rapidement stoppé son accueil, charge à notre service de le garder en attendant une orientation en ITEP. Pendant plusieurs semaines, Basile a été à l’internat nuits et jours.

C’est un jeune qui manifestait fortement son besoin de permanence éducative investissant particulièrement ses deux éducateurs référent. Le départ des éducateurs qui avaient fini leur service l’inquiétait. Il s’agitait.

Basile était très sensible à l’environnement. Sa grande quête affective, l’importance de l’image qu’il renvoie aux autres et son envie de reconnaissance l’ ont tout de même aidé à s’installer.

 

Rapidement, dans le collectif, Basile est attiré par les jeunes qui ne vont pas bien ou qui montre des caractères en opposition. Bien souvent, il « colle » au mal-être de l’autre, ne parvenant pas à se distancier. Il apparaît alors envahi et agité. Il peut être dans des positionnements contraires :

Il « allume les mèches », attise les conflits ou tout au contraire se montre positif : amène des idées, recherche des solutions pour régler les problèmes. Il peut passer d’une attitude à une autre, sans que cela puisse être anticipé, comme s’il était totalement agi par l’ambiance du groupe. Il peut se montrer violent avec les autres, poser des actes repérables et d’autres moins visibles.

 

Il y a quelques mois, nous sentions que certains garçons étaient très actifs sur le groupe mais agissaient la plupart du temps en « souterrain ». Ils pouvaient tenir des propos menaçants et également adopter des attitudes violentes envers les autres jeunes, sans que cela puisse être repéré par les éducateurs. Nous l’apprenions dans l’après-coup, lorsque les jeunes victimes des violences, osaient en parler. Basile faisait partie de ces garçons…

Dans un premier temps, les garçons en question ont été revus individuellement par les éducateurs, une réponse éducative étant recherchée avec eux. Dans ces situations, il peut s’agir d’une réparation, d’une sanction… Si cette réponse n’est pas opérante, le jeune est reçu en entretien avec un éducateur référent par le chef de service. Il arrive aussi que l’équipe éducative fasse appel au directeur.

Pour Basile, les tentatives de « réparations »sont difficilement opérantes pour l’aider à penser son comportement. Il ne parvient ni à dépasser la culpabilité ni à penser ce qui se passe là. Agi par l’ambiance, il réitère les comportements d’intimidation, les menaces et peut poser des actes de plus en plus forts.

 

Lors d’une soirée, Basile en alliance avec Timothée (un autre adolescent du groupe) s’en est pris verbalement à une jeune en l’insultant de « pute »,puis s’est montré violent physiquement à l’encontre de l’éducateur qui intervenait (il l’a pris au col en levant le poing). Agités, les deux jeunes se montraient menaçants et opposants. L’ensemble des jeunes étaient insécurisés par ce passage à l’acte. Le groupe était agité, la situation devenait ingérable pour les deux éducateurs présents. Ces derniers ont prévenus les deux garçons qu’ils allaient faire venir le chef de service d’astreinte afin de trouver une solution et de les calmer. Timothée s’est alors isolé discrètement, laissant croire à un apaisement alors qu’il était allé chercher un objet métallique pour accueillir le chef de service. Basile, quant à lui, n’a pas trouvé de solution pour s’apaiser ; la perspective d’intervention du cadre et l’attitude de Timothée activant davantage sa violence. «  j’vais l’taper s’il vient le chef de service ». A son arrivée, le collègue d’astreinte a trouvé Basile inabordable, inaccessible, ingérable…insultant et violent. Avec l’aide des pompiers, après une contention de plus d’une heure, Basile a été accompagné à l’hôpital pour une consultation en urgence. Il s’est apaisé ensuite rapidement. Il a été accueilli en urgence pour la nuit chez une famille d’accueil qu’il connaissait pour y avoir été accueilli ponctuellement sur des temps de week-ends et vacances. Un retour au sein du groupe d’internat n’était pas envisageable dans ce contexte.

Le lendemain, après un entretien en sa présence avec ses référents et ses parents dans le bureau du directeur, l’option fut prise d’un éloignement du groupe pendant quinze jours. Durant cette période, il a été accueilli dans cette même famille d’accueil et a rencontré ses éducateurs référents à plusieurs reprises pour l’aider à réfléchir à ces événements.

 

Cette situation a généré beaucoup d’angoisse pour les autres jeunes du groupe qui se sont saisis de la réunion « espèce de parole » du lendemain pour livrer leurs ressentis. Timothée et Basile étaient absents.

Certaines filles du groupe ont exprimé leur « ras le bol » et leur sentiment d’insécurité ; les adultes et les jeunes ne parvenant pas à mettre fin à ce climat de violence.

Cette réunion a été un temps fort dans la vie du collectif.

Pour la première fois, nous n’avions plus un groupe d’enfants accueillis d’un côté et d’éducateurs de l’autre, mais un collectif réuni autour du partage de la vie quotidienne et d’un évènement traumatique.

L’émotion était palpable chez chacun d’entre nous, enfants comme adultes partageaient leur vécu. En effet, chacun a pu parler de ses émotions et de son sentiment d’insécurité face à cette violence. Les jeunes nous ont ainsi interpellés sur les limites de la protection que nous pouvions leur garantir dans ce contexte. Pour nombre de jeunes, cette violence et les évènements « souterrains »dévoilés pendant cette réunion (menaces, maltraitances…), faisaient écho à leur histoire personnelle. Les questions du placement, de la protection et de la séparation, lourdes de sens dans ce que le collectif traversait, pouvaient être échangées collectivement. Un accueil de la parole était possible là… conférant à cet espace une dimension thérapeutique. Ce soir-là, le groupe a eu besoin de prendre l’air, dans tous les sens du terme et la soirée s’est poursuivie par un pique-nique à la plage…

 

Ces événements ainsi que la réunion d’enfants qui s’en est suivie, ont été repris en réunion d’équipe et ont aussi été sujet à beaucoup de discussions de la part des jeunes (entre eux et avec nous). Il a été décidé d’en reparler, en présence de Timothée et Basile, à l’occasion de la réunion suivante.

De son côté, toujours accueilli temporairement en famille d’accueil, Basile rencontrait ses éducateurs pour penser et mettre au travail ces évènements. Après une semaine d’éloignement, à la demande du groupe, il a accepté de venir participer à l’Espèce de parole.

 

Nous ne savions pas comment chacun réagirait. L’absent peut vite devenir l’enjeu d’attaques de la part du groupe. Lors de cette réunion, les jeunes ont pointé le côté « ingérable » de cette situation, de cette violence. Chacun a pu à la fois exprimer son ressenti, ses émotions et aussi recevoir ceux des autres. Basile a supporté d’écouter et d’accueillir… Il est resté attentif aux dires de chacun. Il n’a rien dit sur le moment mais a pu exprimer, plus tard, ses regrets et ses difficultés par rapport au comportement qui a été le sien.

Suite à ces évènements, nous avons observé un apaisement du groupe et une fonction plus forte de la réunion d’enfants dans la vie du collectif.

 

Dans l’après coup, cet apaisement soutient Basile et lui permet d’adopter une autre position, plus propice à l’écoute de soi et des autres.

La réunion d’enfants l’étaye pour accéder à la parole, verbaliser ses émotions et se mettre au travail, c’est à dire de faire des liens, entre ce qu’il vit, ce qu’il ressent et ce qu’il agit.

Aujourd’hui, nous sentons que la réunion a un effet de régulation au quotidien. Basile s’appuie plus facilement sur celle-ci que sur des entretiens individuels pour penser et mettre en mots ce qu’il traverse. Nous observons moins de passages à l’acte violents dans le collectif. D’une certaine manière l’Espèce de parole contribue, au quotidien, à soutenir chacun, éducateur ou jeune, dans sa capacité à « tenir » sur le groupe et nourrit le collectif qui accueille l’autre de manière plus sereine…

 

Cette vignette illustre une part de la dynamique qui a traversé notre collectif ces dernières années. Travailler cet outil de la réunion d’enfants réinterroge la relation adultes/enfants et nos postures professionnelles de surcroit. Cet outil réunion est vivant, à la fois cadré par des règles du jeu claires, à la fois ouvert à l’évolution. Il engage les éducateurs à renoncer à être dans une posture de maitrise dans la relation éducative. Quel possible laisse-t-on à l’autre, y compris dans l’expression de sa violence ? …« Ingérable »… N’est-ce pas un signe de bonne santé, au final ? …

A l’heure où les éducateurs sont formés comme des coordinateurs de projets, comment penser nos métiers inscrits dans l’accueil et le soin ?

 

 

Le 04 décembre 2014, 

L’équipe éducative