Restaurer le sujet dans l’homme (Pierre Delion)

 

Pierre Delion Croix-Marine Caen 2013

Le sujet au risque des nouvelles organisations

Congrès Croix Marine Caen lundi 30 septembre 2013

Restaurer le sujet dans l’homme

Pierre Delion

Venant à la rescousse de la parole prophétique de Tosquelles : « Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît », Henri Maldiney, avec la puissance qui le caractérise, déclarait lors d’une conférence que j’organisai avec Salomon Resnik à Angers en 1999  sur le thème « Penser l’homme et sa psychose » : « L’homme est de plus en plus absent de la psychiatrie, mais peu s’en aperçoivent parce que l’homme est de plus en plus absent de l’homme[1] ». On ne saurait si bien dire ce qui est en passe de nous arriver et contre lequel nous devons lutter collectivement de toutes nos forces éthiques, intellectuelles et affectives pour en empêcher la survenue. Non pas dans une attitude romantique ou esthétisante, ce qui pourrait laisser penser à une position nostalgique voire dépressive, mais dans un mouvement de rassemblement de tous les éléments épars que seule l’Histoire de la psychiatrie éclaire de la réalité de ses errements délétères et des espoirs de ses révolutions inachevées. Car enfin, il faut le dire haut et fort, une certaine idée de la psychiatrie a prévalu pendant quelques décennies, qui a permis d’accomplir de profondes modifications de son exercice auprès des personnes concernées par cette pathologie si singulière. Et tout cela pourrait tout simplement disparaître ? Et de surcroît pour de mauvaises raisons ? Il en va de cette psychiatrie à visage humain comme de la démocratie : nous ne prenons conscience de son immense importance que lorsqu’elle en vient à risquer de disparaître, nous révélant à la fois son caractère précaire et la fragilité des équilibres qui l’ont installée dans l’Histoire de nos contrées et de nos vies quotidiennes, menacée à chaque instant d’en être chassée par le côté obscure de la force … il n’est pas facile d’admettre que les avancées de l’homme ne peuvent jamais être considérées comme acquises une fois pour toute, et la correspondance entre Freud et Einstein est là pour nous rappeler avec une rigueur toujours aussi actuelle que les processus d’idéalisation, considérant la destructivité de l’homme comme amendable, sont nos pires ennemis sur le chemin de la civilisation de l’homme lui-même par les processus de Culture, seuls susceptibles de transformer la violence dans certaines circonstances. Ça n’est que lorsque l’on connaît bien ses limites qu’une évaluation des forces en présence est envisageable dans la réalité, sinon, les pièges de l’inflation imaginaire se referment sur les utopies avant même leur possibilisation. C’est en partie ce qui est arrivé à notre psychiatrie, que je qualifie de  transférentielle, de ne pas l’avoir assez explicitée ou d’avoir trop négligé les attentes de psychiatrie sécuritaire qu’un socius contemporain, pétri d’un malaise entretenu par des démagogues à courte vue, et excité par des médias de plus en plus complaisants à force de simplifications, semblait préférer à toute humanisation de ses modes d’exercice. D’un certain point de vue, une guerre larvée contre l’humanité des pratiques relationnelles est déclarée, et la psychiatrie, avec la pédagogie, la justice et quelques autres grandes causes comparables, est en première ligne de ce combat. Une psychiatrie sans sujet serait une psychiatrie mortifère.

Avant d’explorer plus en profondeur les avatars de la psychiatrie d’aujourd’hui risquant de se refermer sur ses démons connus et inconnus, il me semble utile de parcourir l’histoire de ses évolutions et révolutions pour mieux percevoir d’où s’originent les lignes de force qui président à la restauration du sujet dans l’homme.

La révolution psychiatrique

La révolution psychiatrique commence avec Pinel[2] et Pussin[3] sur les épaules des Encyclopédistes et dans le sillage de la Révolution française : le fou est un citoyen, et en tant que tel, le médecin peut l’aider ; il est ainsi libéré des prisons et des culs de basse fosse dans lesquels il croupissait antérieurement sur la seule action d’une lettre de cachet ; le désormais malade mental a le droit d’être soigné dans une tentative de compréhension humanisante, par un traitement moral qui repose sur une position philosophique révolutionnaire. Mais cette position pionnière, éclairée différemment par Foucault[4], par Gauchet et Swain[5], et plus récemment par Laure Murat[6], tenant en grande partie au charisme de ses deux premiers fondateurs, se dévoiera peu à peu dans une réforme centrée par Esquirol sur les espaces dédiés aux désormais malades mentaux, au détriment de l’art de les habiter avec humanité. La loi de 1838 commence par cette fondation : « Il est créé dans chaque département un asile d’aliénés[7] », traduction législative de la pensée opératoire d’Esquirol pour qui ce nouvel espace constitue « un instrument de guérison à la condition d’être gouverné par un médecin habile »…Une fois passées les quelques années de la lune de miel consécutive à cette réalisation oblitérant le caractère relationnel que l’utopie du traitement moral portait en elle, et minéralisant ses potentialités libératrices dans les désormais célèbres « murs de l’asile », l’expérience a montré que sans l’inspiration qui guidait les premiers philosophes-psychistes, cette projection de la folie dans des lieux médicalisés, était purement et simplement vouée à échouer sur le roc de l’inconnue transférentielle. Dans l’après coup nous avons compris que sans l’invention freudienne réhabilitant le monde des névroses, et permettant la découverte de ce levier puissant du transfert pour mieux approcher la présence de l’infantile dans l’actualité de son rapport au monde de l’intersubjectivité, le piège de l’aliénation mentale ne pouvait être déjoué sans le recours obligé à la surdétermination inconsciente. Cette première étape ne répondait que partiellement aux questions posées par les destins entropiques asilaires, dans le mesure où les transferts de personnes névrosées n’avaient que peu à voir avec ceux des personnes psychotiques, sédimentant dans un établissement d’aliénés. Il aura fallu attendre encore quelques décennies et la survenue d’une deuxième guerre mondiale pour que la métapsychologie freudienne soit visitée à son tour par les pères de la psychothérapie institutionnelle et plus précisément par Tosquelles et Oury. En venant proposer une réflexion qui visait à étendre à l’ensemble de la psychiatrie les découvertes freudiennes à condition de les repenser en fonction des pathologies envisagées, un lieu spécifié et clos ne pouvait en aucun cas parvenir à transformer (au sens de Bion) les éléments d’une double aliénation ( sur le plan psychopathologique et sur le plan social) existant préalablement dans le socius et conduisant le patient vers l’asile, en autre chose que la reproduction des mêmes mécanismes à l’intérieur même de l’asile : ségrégation, cloisonnement, isolement, pathoplastie, sédimentation.

Si pour Freud le sujet de la névrose n’est pas là où on l’attend (« wo es war, zoll ich werden » /« là où ça est, je dois advenir »), c’est parce qu’il est surdéterminé par un inconscient et, dans une moindre mesure, par un sur moi qui entretiennent tous les deux avec le moi des rapports de forces pulsionnelles qui produisent les symptômes de la névrose occidentale poids moyen ; dans certains cas, les forces en question débordent les capacités du système et déclenchent une névrose pathologique, mais les deux idées freudiennes novatrices sont que, même dans de telles occurrences, il n’y a pas de différence définitive entre le normal et le pathologique et que les symptômes ont un sens pour le sujet serti dans sa névrose normale ou pathologique : à charge pour le psychanalyste, devenu fin limier, d’en trouver le sens, non pas à la place du patient mais avec lui, co-acteur de sa thérapie. Pour y parvenir, Freud conseille, troisième idée-force, de prendre appui sur la la relation entre le patient et son psychanalyste, mise en forme par le vécu subjectal de son enfance, et actualisant ses premières interactions avec ses parents lors de sa période infantile, autrement dit sur le transfert. Difficile, après ces découvertes, de continuer à nier que le projet freudien soit de restaurer le sujet dans l’homme, même au prix de sa folie névrotique. Et insupportable d’entendre que la psychothérapie institutionnelle n’aurait pas comme projet de restaurer le sujet dans l’homme psychotique, et chez l’enfant autiste, tout en l’accompagnant dans la cité tout le temps nécessaire.

Mais la cure-type a ses limites, et notamment dès lors qu’il s’agit de soigner des personnes psychotiques et de se soumettre à leurs formes singulières de transferts, notamment le transfert dissocié, concept spécifique de la schizophrénie inventé par Oury, mais aussi le transfert psychotique ou projectif et le transfert autistique ou adhésif, et leurs corollaires obligés, les constellations transférentielles[8] de chaque patient en tant que créations institutionnelles répondant à la spécificité des « êtres-au-monde » de chacun. La psychothérapie institutionnelle est née pour partie de la réponse à la question posée par un Freud visionnaire en conclusion du Vème Congrès International Psychanalytique de Budapest en Septembre 1918, survenant sur les décombres de la première guerre mondiale, en proposant, sans le formuler aussi clairement, que l’institution figure le chaînon manquant dans l’instauration de la relation transférentielle entre le patient psychotique et les soignants qui l’accueillent, et en pensant le déploiement de cette institution de telle sorte que l’humain y soit cultivé de façon prévalente à toute autre qualité. Je ne peux résister ici au plaisir de vous citer cette parole freudienne qui a pour moi beaucoup d’importance : « Pour conclure, dit Freud, je tiens à examiner une situation qui appartient au domaine de l’avenir et que nombre d’entre vous considéreront comme fantaisiste mais qui, à mon avis, mérite que nos esprits s’y préparent. Vous savez que le champ de notre action thérapeutique n’est pas très vaste. (…)On peut prévoir qu’un jour la conscience sociale s’éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un secours psychique qu’à l’aide chirurgicale qui leur est déjà assurée par la chirurgie salvatrice. La société reconnaîtra aussi que la santé publique n’est pas moins menacée par les névroses que par la tuberculose (…). A ce moment-là on édifiera des établissements, des cliniques, ayant à leur tête des médecins psychanalystes qualifiés et où l’on s’efforcera, à l’aide de l’analyse, de conserver leur résistance et leur activité à des hommes, qui sans cela, s’adonneraient à la boisson, à des femmes qui succombent sous le poids des frustrations, à des enfants qui n’ont le choix qu’entre la dépravation et la névrose.(…) Nous nous verrons alors obligés d’adapter notre technique à ces conditions nouvelles.»[9]

La création d’une véritable psychiatrie publique en appui sur la psychiatrie de secteur et une psychothérapie institutionnelle pensée et réalisée dans le creuset de Saint Alban pendant et après la deuxième guerre mondiale,  se situe à mon sens dans la suite logique directe des premiers actes révolutionnaires de Pinel et Pussin, puis de ceux de Freud : le sujet en souffrance psychique peut désormais bénéficier d’une prise en charge cohérente et continue, proposée au plus près de son lieu d’existence et de celui de ses proches, et sans impliquer une hospitalisation comme moyen de recours univoque, mais seulement sur indication médicale ; c’est de la critique des conditions de vie des malades (et notamment de la mort de 45000 d’entre eux) que jaillit l’impérieuse nécessité de la restauration du respect du sujet dans l’homme malade ; les lieux de rencontre avec les patients, soit en hospitalisation, soit en extra-hospitalier, sont articulés sur le mode, proposé par Jean Ayme, d’une bande de Moëbius, ce qui facilite la continuité des soins, condition de possibilité de la prise en considération de la relation transférentielle ; le travail porte sur la double aliénation en apportant des réponses à la souffrance individuelle du sujet par une approche psychothérapique au sens large, mais sans négliger les éléments d’aliénation qui proviennent de sa position dans le socius (famille, travail, culture), ce qui nécessite le recours au concept de « rapports complémentaires » repris par Tosquelles à Dupréel et amène à un travail avec les relais du patient dans la cité, et notamment avec le Politique ; l’institution sert d’objet malléable intermédiaire dans cette construction complexe de la constellation transférentielle, elle est à la fois souple et plastique pour pouvoir s’adapter suffisamment à chaque situation psychopathologique, mais la permanence de sa tenue en fait un étayage phorique[10] solide sur lequel le patient peut compter ; l’équipe soignante, substratum des constellations transférentielles, est le lieu du changement pour atteindre les objectifs poursuivis, par une formation continue à perpétuité, par une réflexion institutionnelle pour mieux s’adapter aux particularités de chaque sujet malade, et notamment à chaque forme de transfert ; les réunions de travail sont les véritables opérateurs de ces changements considérables.

Toutefois, ces perspectives changent radicalement le fonctionnement de la psychiatrie, et remettent en cause les privilèges de ceux qui disposaient d’un pouvoir discrétionnaire sur les équipes soignantes et sur les patients eux-mêmes ; cela entraînera des résistances plus nombreuses que prévues, et la psychiatrie de secteur/psychothérapie institutionnelle devenant banale (tout le monde pense en faire) se diluera dans une sorte de psychiatrie molle comme les montres de Dali, dans laquelle chacun y va de ses propres territoires psychiques plus ou moins fétichisés (les  fameux marquisats décriés par Bonnafé) sans considération suffisante pour les ressorts anthropopsychiatriques[11], de la doctrine sectorielle d’origine. Les formations exigeantes à la psychopathologie, les parcours psychanalytiques personnels, les apprentissages des techniques de groupe, pour ne citer que ceux-là, connaissent des aléas très divers qui, chez certains, prennent la forme de quasi-faux self professionnels parfois jusqu’à la caricature ; le fameux « s’autoriser de soi-même », proposé par Lacan dans un contexte précis, est encore trop souvent pris au pied de la lettre et donne lieu à une médiocrisation voire à une médiocratisation des pratiques qui laisse beau jeu aux détracteurs du secteur et de la psychanalyse de les parer de toutes sortes de  défauts qu’ils présentent effectivement. Mais plus généralement comme le démontre parfaitement Roland Gori dans son dernier livre « La fabrique des imposteurs » qui pourrait être sous titré : « bienvenue dans le monde des faux self », ce sont les rapports sociaux qui s’appauvrissent, progressivement grignotés par une culture de l’image truquée, et reposant principalement sur le paradigme du miroir magique : « miroir, miroir, suis-je toujours la plus belle de la contrée ». Et de même que le narcissisme subit une mise en abyme affolante lorsqu’il n’est pas transformé par le stade du miroir décrit successivement par Wallon puis Lacan, de même, recommencent à se développer les oppositions que la psychiatrie de secteur avait réussi à dialectiser et qui vont lui valoir un dépérissement programmé : psychiatre/administratif, urgences/chronicité, autonomie/dépendance, névrose/psychose, maladie/handicap, puis rapidement symptômes comportementaux/structure sous jacente et comportement/psychopathologie, classification française/classifications internationales, inflation du comportementalisme/haine de la psychanalyse, spécialités psychiatriques (addicto, pédo, géronto, urgence, ethno, …)/psychiatrie générale, sanitaire/médico-social.

Toutes ces divisions de la praxis psychiatrique pour de bonnes raisons, mais de mauvaise manière, aboutissent in fine à des découpages qui s’institutionnalisent dans les pratiques concrètes (en tant que spécialiste de tel symptôme, je ne reçois plus que les porteurs de ce symptôme et ne suis plus tenu d’assurer un accueil généraliste de tous ceux qui se présentent à ma consultation) et atomisent la psychiatrie pour en faire une sectorisation symptomatique digne d’un catalogue de vente par correspondance, sans aucun rapport avec la sectorisation historique. La démédicalisation des fonctions de responsabilité nécessaires à un fonctionnement cohérent des services de psychiatrie se poursuit et aboutit à la constitution de services dirigés de fait par des administrations souvent peu enclines à écouter les spécificités de la psychiatrie, dans lesquels travaillent des professionnels qui sont souvent peu formés à cette discipline, et organisés sur un mode très ségrégatif tendant à figer le sujet dans ses symptômes d’appel plutôt que de fluidifier sa souffrance vers des réponses polyphoniques, disposant d’une cohérence transférentielle.

Une médecine à visage humain

La médecine à visage humain a pâti des spécialisations progressives qui ont abouti in fine à une médecine hyperspécialisée, dite médecine des organes, quelquefois sans considération pour le sujet porteur de la maladie. Tout l’effort de Mickaël Balint[12] a consisté à construire avec les médecins généralistes intéressés un retour sur la personne à partir d’une conception de la médecine à visage humain. A chaque fois que les médecins peuvent être aidés dans leur travail ordinaire à revenir à cette notion essentielle pour leur éthique, ils sont la plupart du temps satisfaits de la qualité que cette expérience confère à leur exercice. On assiste d’ailleurs actuellement aux Etats Unis au retour d’une médecine dite joliment « médecine narrative » dans laquelle la personne retrouve son statut de responsable de sa propre histoire, et non plus victime de son destin de malade. Il n’est pas impossible que la nécessité du retour d’une médecine de la personne soit finalement éprouvée de façon plus aigüe dans un pays qui a créé aussi l’EBM et en a constaté, à côté de quelques progrès dans les spécialités médicales dures, les risques de sécheresse létale dans les autres, et notamment dans la nôtre!

Mais je voudrais donner deux exemples de ma pratique, à titre indicatif, pour montrer que cette médecine de la personne ne coûte rien d’autre que d’en prendre la décision : les obstétriciens qui grâce à la consultation du premier trimestre de la grossesse peuvent consacrer une heure à la part psychologique touchent du doigt, c’est le cas de le dire, cette part typiquement humaine qui concerne l’arrivée d’un enfant, avec son cortège d’espoir mais aussi d’angoisses. Lorsque la future mère peut parler de ces éléments à son médecin, elle « récupère » la part humaine de son aventure médicale et se trouve plus armée pour ce qui va lui arriver. A fortiori, si une dépression ou tout autre phénomène psychopathologique survient au cours ou au décours de cette grossesse, le médecin possède des éléments de compréhension qui l’aident à aider la mère dans la plupart des cas. Et lorsqu’il a besoin d’un avis plus spécialisé auprès du psychiatre, son adresse vers son collègue se fait de façon beaucoup plus articulée. Des groupes d’étude de cas pilotés par des pédopsychiatres avec les sages femmes ont été mis en place dans le cadre du réseau périnatalité et montrent à l’envi que ces nouvelles pratiques répondent à des impératifs humains qu’il n’est plus acceptable de laisser sur le bord du chemin

Autre exemple : une recherche conduite avec les pédiatres libéraux sur les liens entre dépression post-natale et signes fonctionnels chez les bébés (insomnies, anorexies, troubles relationnels précoces). L’utilisation d’une échelle EPDS de Cox dans la salle d’attente des pédiatres permet d’évaluer le risque dépressif chez la mère. Le pédiatre examine le bébé et repère ou non les signes fonctionnels. Si oui, il regarde le score de l’EPDS de la mère et s’intéresse alors à la santé psychique de la mère. Dans 90% des cas, son intérêt pour la santé de la mère amène une amélioration de son état narcissique et une régression des signes fonctionnels des bébés. Dans 10 % le pédiatre adresse à son collègue pédopsychiatre pour une consultation parents-bébé.

Dans ces deux expériences, le focus du médecin mis sur les aspects humains des situations médicales a des effets directs sur les symptômes médicaux présentés en première ligne dans la consultation. Le sujet est remis en première position quand le médecin pourrait se contenter de sélectionner ses symptômes et de les traiter « à part ». D’ailleurs, il est des domaines de la médecine, en chirurgie par exemple, où cette démarche s’impose pour partie, mais le retour à la personne qui est là devant le médecin doit toujours être réalisé pour le moins au moment du diagnostic médical.

Une psychiatrie à visage humain

Si pour la médecine, cette démarche semble aller de soi, bien que beaucoup de patients se plaignent qu’elle soit encore trop rare, on pourrait s’attendre à ce que dans le domaine de la psychiatrie, elle fasse partie, je n’ose pas dire du pack, mais de ses pratiques communément admises. Nous avons vu l’histoire de la psychiatrie récente, à partir de la révolution française. Et nous avons découvert à quel point les forces civilisatrices à l’œuvre étaient souvent en butte à d’autres forces de déliaison, cherchant à atomiser, cloisonner, sérier, pour opérer dans cette médecine de l’âme de nouvelles tentatives linnéo-sydenhamiennes, dénoncées en son temps par notre ami Jacques Schotte comme une caricature de la science appliquée sans les aménagements nécessaires à la psychiatrie. Or, que voit-on ces temps-ci se mettre en place, toujours sous le couvert de la science, et plus précisément des méthodes EBM, et de plus en plus souvent sous la pression de quelques associations d’usagers ou de parents aux méthodes intransigeantes voire violentes ? Après avoir intégré de façon sans doute trop superficielle les avancées permises par la psychopathologie psychanalytique dans la médecine au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle, et en avoir fait, trop souvent au détriment d’avancées réelles dans la pratique des soins, une mode parfois carrément snob dont on parlait dans les salons autorisés et dans les mêmes médias qui aujourd’hui la honnissent, la psychanalyse connaît aujourd’hui un retour de balancier important, et l’on voit, comme souvent dans les modes, les loups hurler avec les loups, ou pour le dire autrement, les praticiens soit-disant psychanalystes ou favorables à cette philosophie de la psychiatrie, souvent autorisés d’eux mêmes, quitter ce haut du pavé autrefois honorable pour se rabattre sur des méthodes moins complexes, d’apparence plus scientifiques, et pour tout dire, comportementalistes, prouvant ainsi d’ailleurs l’absence d’intériorisation chez eux de la mode précédente !!. Je n’ai personnellement rien contre ces méthodes, à condition de leur redonner la place qu’elles n’auraient jamais dû quitter : celle de l’éducation et de la rééducation qui ne se résume pas, et de loin, au conditionnement opérant, qui en est une caricature monoclonale. S’il y a aujourd’hui une confusion dévastatrice en matière de psychothérapie, qui est avalée à toutes les sauces, c’est bien celle qui concerne une opposition entre d’une part les psychothérapies qui s’inspirent du traitement moral de Pinel et s’approfondissent avec Freud et la psychanalyse, qui lui donne en quelque sorte ses lettres de noblesse, en passant par le psychodrame, les psychothérapies diverses et variées et qui trouve sa généralisation possible dans la psychothérapie institutionnelle (Oury dit que la psychanalyse est une forme particulière de la psychothérapie institutionnelle), et d’autre part les dites thérapies cognitivo-comportementales qui s’originent, elles, dans l’éducation, et n’ont que peu à voir avec les précédentes psychothérapies, dans la mesure où elles sont dérivées d’un mixte entre Pavlov, Lovaas et consorts, et la méthode Coué, éventuellement mâtinée d’une psychothérapie du moi post-freudienne, centrée sur la reconstruction d’un moi plus apte à diriger son monde, mais sur un mode essentiellement éducatif, à la Woody Allen, voire, quand il s’agit du conditionnement opérant, à la Orange mécanique. Bien entendu, on ne peut en aucun cas résumer l’éducation à ces options choisies par certains car il est plus facile d’en évaluer les effets apparents. Une éducation digne de ce nom est humanisante par définition, et les éducateurs avec elle. Se limiter à faire acquérir à l’enfant, voire à l’adulte dépendant, des comportements normés est toujours suspect de faire partie des techniques d’emprises, s’ils ne sont pas transcendés par les processus d’identifications à l’œuvre dans toute éducation intersubjectale. Dans le cas d’une éducation de la sorte, il n’y a pas à mes yeux d’opposition entre ces deux approches de la personne, mais plutôt possibilité de complémentarités pour ceux qui l’estiment nécessaire. Elles répondent à des besoins différents, elles obéissent à des logiques spécifiques, elles doivent pouvoir vivre leurs vies de façon autonome, tout en coexistant sans dommages. Vous avez tous connu dans vos humanités des professeurs d’histoire-géographie. Oppose-t-on pour autant l’histoire et la géographie ? Et même dans le cas de thérapies dites « cognitivo-comportementales » choisies délibérément par les parents pour l’éducation de leur enfant présentant un autisme, les réunions de travail entre les acteurs de la psychothérapie et ceux de l’approche éducative type TCC ou autres, conçues sur le mode de la constellation transférentielle permettent d’humaniser l’ensemble de la prise en charge de façon évidente, en tout cas dans mes expériences et dans celles de nombreux praticiens ouverts à ces complémentarités.

Dans le développement de l’enfant, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir que l’éducatif est pour une part à l’œuvre dans ce qui structure ses apprentissages, mais que, par ailleurs, pour une part non négligeable de sa construction psychique, ce n’est pas l’attitude éducative qui prévaut mais bien le pathei matos, l’enseignement par l’épreuve de la souffrance et les réflexions qu’elle déclenche en retour, référé à la pensée psychothérapique du monde qui peut être résumée par la question : « Alors toi, petit d’homme ! Que penses-tu de cette expérience qui vient de t’arriver ? ». Il me semble que les conflits énormes qui sont actuellement à l’œuvre dans notre France contemporaine, récemment encore actualisées par les bévues inimaginables sur l’autisme faites par la ministre déléguée aux handicapés, consomment en pure perte une énergie considérable, révélant une réduction de la pensée à une logique binaire, indicatifs d’une radicalisation des problématiques humaines, et d’un éloignement progressif d’une ambiance démocratique sans laquelle la psychothérapie ne peut se développer valablement sauf à déclencher de telles oppositions, de nature profondément raciste.

Restaurer le sujet dans l’homme

Dès l’instant où une société se donne le droit et la possibilité de poser ces questions essentielles sans déclencher aussitôt des buzz insensés et des processus de meurtres de la pensée, il existe une place pour que le sujet habite l’homme en toute liberté. Après quoi, et c’est l’horizon de toute liberté, arrive la question de l’angoisse qui en borde les entours. Mais nous préférons cent fois l’angoisse à la privation de liberté. Et si l’angoisse se montre trop envahissante, féroce, persécutrice, alors le recours au psychiatre et aux équipes de psychiatrie est une réponse que la société offre à ses membres pour en tempérer les débordements. C’est là que la distinction entre angoisse névrotique et angoisse archaïque ou psychotique trouve toute sa justification, dans la mesure où les réponses à y apporter ne sont pas du même ordre comme nous l’avons vu au cours de notre présentation.

L’idée d’une modernité coïncidant avec un monde où l’angoisse n’est plus tolérée, où le risque zéro justifie le principe de précaution de l’ordinaire du citoyen, où l’ennui, séquelle d’une maladie infantile des démocraties, doit être banni, et où l’expression de conflits manifeste un penchant regrettable pour le spectacle, cette angoisse donc, nourrit le recul des démocraties au profit d’une fausse démocratie, la démocratie médiatique, qui n’est rien d’autre que l’intégrale des figures en faux self évoquée précédemment. Je veux dire que plus que l’authenticité, c’est l’image que l’on donne de soi qui compte dans le sociétal contemporain, quitte à la travestir pour séduire, ce qui ouvre de fait le champ des perversions. Or dans une telle démocratie médiatique, l’avis des gens est recueilli comme la preuve de l’existence de la démocratie, mais leurs avis sont formatés par les médias pour assouvir les dieux de la consommation et l’enrichissement du capitalisme international au profit de quelques élites hyperventrues. Il n’est que de voir les travaux de la neuro-économie pour constater à quel point ces hypothèses ne sont plus les fictions politiques de Huxley, d’Orwell ou de Lewin que nous avons tant aimés, qu’elles représentaient autant d’épouvantails lointains et hors de propos. Mais en quelques années, elles sont devenues les figures de l’emprise sur nos inconscients cérébraux, au sens de Marcel Gauchet[13].

Devant un tel constat qui peut passer pour alarmiste, tous ceux parmi nous qui sont porteurs du projet de restaurer le sujet dans l’homme, au risque d’une angoisse bien tempérée, se heurtent de fait à ces forces de déliaison de l’humanisme de base. Il nous faut donc résolument faire face à nos détracteurs pour leur opposer notre sérénité sur les objectifs poursuivis. Pour ce faire, il n’est pas judicieux de renforcer les clivages entre les approches différentes et complémentaires de la psychiatrie, plutôt d’indiquer à quel point notre discipline ne peut produire de résultats éthiquement acceptables sans un appui sur le vertex de l’humain d’abord. La rectification d’un comportement, si elle ne comporte pas à la clé le sens que ses variations venaient signifier, ne vaut que comme recherche de se plier à la norme sociale, pour rejoindre le troupeau des citoyens d’une démocratie médiatique sans paroles et sans autre avenir que vétérinaire. Elle ne permet pas de se poser la question de la singularité des personnes qui composent notre monde, et encore moins de répondre aux angoisses corollaires qui peuvent en découler directement.

Pour revenir, en guise de conclusion, à l’échange entre Einstein et Freud, ce dernier, répondant à la question du premier sur la possible émergence d’un pacifisme, déclare :

« Et maintenant combien de temps faudra-t-il encore pour que les autres deviennent pacifistes à leur tour  ? On ne saurait le dire, mais peut-être n’est-ce pas une utopie que d’espérer dans l’action de ces deux éléments, la conception culturelle et la crainte justifiée des répercussions d’une conflagration future, — pour mettre un terme à la guerre, dans un avenir prochain (je vous rappelle que ce texte est écrit en 1933). Par quels chemins ou détours, nous ne pouvons le deviner. En attendant, nous pouvons nous dire : Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre. [14]» Dont acte.

 

[1] Maldiney, H., « Comme Husserl avait alerté la philosophie, par son mot d’ordre « Zur Sache selbst », « aller à la Chose elle-même », à ce qui est réellement en cause dans l’affaire … Ludwig Binswanger entendait alerter la psychiatrie par un propos avertisseur qui lui rappelait son champ propre : « l’Homme dans la psychiatrie ». On ne saurait dire qu’il a été entendu. L’homme est de plus en plus absent de la psychiatrie. Mais peu s’en aperçoivent parce que l’homme est de plus en plus absent de l’homme ! Il est possible de comprendre comment ce retrait de l’homme s’effectue en somme de façon humaine et ce qu’il implique d’humain. Car l’homme, dans son retirement suit cette voie spécifiquement humaine qui s’appelle, depuis Heidegger, le « projet » lequel est au principe de toute entreprise. Or c’est à une entreprise que tend à ressembler, de plus en plus, l’action psychiatrique. Aussi est-il possible d’apercevoir en même temps ce qui se montre de l’homme dans cette déshumanisation humaine, et d’en tirer des éclaircissements sur le procès humain que constitue la folie. » Angers samedi 16 octobre 1999 : Penser l’homme et sa psychose

[2] Pinel, P., Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, Paris, Brosson, 1809.

[3] Didier, M., Dans la nuit de Bicêtre, Paris, Gallimard, 2006.

[4] Foucault, M., Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1971.

[5] Gauchet, M., Swain, G., La pratique de l’esprit humain, Gallimard, Paris, 1980.

[6] Murat, L. L’homme qui se prenait pour Napoléon, Gallimard, Paris, 2011.

[7] Article 1 de la Loi du 30 juin 1838.

[8] Delion, P., Soigner la personne psychotique, Dunod, Paris, 2010.

[9] Freud, S., La technique psychanalytique, PUF, Paris, 1975, pp.140-141.

[10] Delion,  P., op.cit.

[11] Schotte, J., Vers l’anthropopsychiatrie, Hermann, Paris, 2008.

[12] Balint, M., Le médecin, son malade et la maladie, Payot, Paris, 1957.

[13] Gauchet, M., L’inconscient cérébral, Seuil, Paris, 1999.

[14] Einstein, A., Freud, S., Pourquoi la guerre ?

Publié il y a 8th October 2013 par Marie-Christine Hiebel

Libellés: croix-marine Pierre Delion

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