Davy BICHET, le travail de liaison, Pontorson, juin 2011

Davy BICHET, le travail de liaison, Pontorson, juin 2011

PONTORSON : juin 2011

Rencontre sur le thème : le travail de liaison

Une aire de lien

Mr BICHET, psychologue, CH de PONTORSON et Mme PLANCHAIS, psychologue, FLERS

Une aire de lien

Le thème de cette journée Croix Marine nous a conduit à faire le choix d’intervenir sur ce qui nous semble être au cœur de notre pratique quotidienne en psychiatrie, à savoir: travailler en permanence dans et sur le lien à l’autre. En tant que psychologue nous proposons différents espaces de parole, tant auprès du patient qu’auprès des équipes soignantes, où nous nous efforçons de mettre ces liens au travail.

Lors de cette intervention nous nous appuierons sur un cas clinique afin d’éclairer comment les différentes formes du lien peuvent se trouver enchevêtrées et mises a l’épreuve lorsque l’on partage, au cours d’un entretien, l’expérience délirante d’une personne souffrant de schizophrénie paranoïde.

D’une façon générale le propre de l’activité cérébrale est de faire et de défaire sans cesse des liens neuronaux formant ainsi des réseaux dont la plasticité est l’une des caractéristiques principale. Par analogie, on remarquera que les processus psychiques eux-mêmes reposent sur ce principe général de liaison-déliaison, mais c’est surtout dans la relation à l’Autre que notre psychisme prend toute sa dimension humaine.
En cela l’homme se nourrit de l’homme à partir de « nourritures affectives », fantasmatiques, symboliques et culturelles, autant de nutriments indispensables à la condition humaine.
C’est en ce sens que R. Kaës a insisté sur le fait que « le sujet se construit dans la pluralité des liens et des alliances dans lesquels il se forme, dans les ensembles organisés par des processus et des formations psychiques communes à plusieurs sujets, et dont il est partie constituée et partie constituante ».

Ce travail de liaison psychique, au cours duquel se construit la personnalité, se fait selon lui dans au moins 3 dimensions que sont, l’espace intrapsychique du sujet singulier, l’espace des liens intersubjectifs (lien d’attachement, relation d’objet) et enfin l’espace groupal des liens sociaux (lieu des conventions). A ces trois dimensions nous pouvons faire correspondre la réalité psychique, la réalité intersubjective et la réalité sociale du lien.

Nous partirons du principe que toute réalité humaine, qu’elle soit psychique, affective ou sociale, est le fruit d’une construction implicite dont l’expression pathologique nous permet de mieux comprendre les soubassements. Ainsi, on verra, au travers de l’activité délirante, combien cette réalité, qui n’est jamais fixe mais toujours en construction, peut se retrouver dans l’impasse.

Nous tenterons d’illustrer comment, sur le plan intrapsychique, les liens ténus entre corps et esprit peuvent se distendre, pourquoi la consistance du lien à l’autre dans le cadre de la relation transfert-contre transfert peut être mise à mal dans la psychose et enfin d’en mesurer les conséquences sur le lien social.

Voici comment débute notre entretien avec Roger 57 ans souffrant d’une schizophrénie paranoïde depuis plus de 35 ans et vivant actuellement dans son appartement sous l’égide du placement d’office.

Après s’être salués, nous nous installons face à face.

L’entretien commence de cette façon :

– ROGER : « Je fais comme vous, je mets mes lunettes, le problème, c’est que je n’ai rien mangé ce matin, par contre j’ai bu beaucoup de thé vert parce que le café ça m’excite et quand je viens vous parler je préfère boire du thé vert, mais quand j’ai faim ça me tire sur les yeux, ça vous fait pas ça a vous »
– Moi : « Non, quand j’ai faim je ressens une tension dans mon estomac mais il n’y a pas de répercussion sur mes yeux »

– ROGER : « Si j’ai été schizophrène, c’est parce que j’ai subi des agressions, ça fait partie de la vie, l’homme est agressif, c’est dans sa nature. Quand j’étais jeune, j’ai fait du karaté, ça m’a aliéné, j’en fais plus du tout, ce que je fais maintenant, je contracte tous les doigts de mes mains sauf l’annulaire comme ça et ça fait pleurer mes yeux. Ou alors, je colle mes deux mains comme pour la brasse et ça fait pleurer mes yeux, et ça va mieux. »

Au travers de cet acte mimétique « je fais comme vous… » , on peut noter d’entrée de jeu que la relation à l’autre est vécue sur le mode d’une relation en miroir où l’on pressent une confusion imaginaire entre soi et l’autre faisant de la relation duelle un piége aliénant.

La rencontre avec l’autre suscite un état de tension tant psychique que corporel, fait d’ambivalence et d’agressivité, que Roger cherche à apaiser avec du « thé vert ».

Roger met en place des aménagements afin de refaire des liens entre des sensations corporelles diffuses et l’angoisse générée par l’entretien. Visiblement, Roger n’a pas une image unifiée de son corps, la rencontre avec l’autre éveille une angoisse de dépersonnalisation qui témoigne d’un défaut dans le nouage entre le schéma corporel et l’image du corps. Les liens d’ancrages de l’esprit dans le corps ne sont pas fiables, ils apparaissent relâchés et distendus.
Ici, la clinique rejoint la théorie si on se réfère au stade du miroir comme moment où l’identification formelle à l’image spéculaire permet à l’enfant de circonscrire son psychisme dans les limites de son corps et d’en avoir ainsi une image unifiée. A quoi s’ajoute que c’est aussi dans le regard et la parole de l’Autre qu’il trouvera son identité attestée et corrélativement la capacité de se différencier de l’autre.

Dès lors, on comprend pourquoi il se réfère à moi pour vérifier si je ressens la même chose que lui comme pour la sensation de faim sur laquelle nous pouvons nous accorder.
En revanche, je lui signifie que je ne partage pas le lien incongru de cause à effet qu’il fait entre son estomac (ou encore avec la crispation de ses doigts) et ses yeux.
Nous sommes apparemment ici dans une ébauche d’échange entre deux interlocuteurs différenciés, mais comme on le verra par la suite cela reste furtif car la relation à l’autre est toujours source d’angoisse du fait d’être en permanence marquée du risque de se rompre.

Ainsi pour paraphraser Binswanger, nous pouvons dire que le délire, dans sa tentative de synthèse de sensation et d’intuition, témoigne d’une altération de la conscience unitaire et identitaire du je qui met en péril la capacité d’échange dialectique avec l’autre.

ROGER : « C’qui se passe, c’est que ça fait longtemps que je suis en placement d’office, et je ne sais plus trop pourquoi car je ne suis plus schizophrène maintenant. Mon problème est que je suis persuadé qu’il il y a une caméra chez moi qui m’observe. »
Roger ne s’appartient plus, son corps, sa vie quotidienne est livrée aux autres, son être est réduit à l’être-surveillé. La pulsion scopique se trouve ici désarticulée et devient autonome selon un mécanisme de réification qui transforme l’objet regard en caméra de surveillance.

ROGER : « Je suis gênant pour les hommes politiques et la paix au Proche Orient. D’ailleurs pour tout dire, je pense qu’il y a un micro dans le bureau. »
MOI : « Vous savez, il y a le secret professionnel, moi je suis là en face de vous pour vous écouter, comme je le fais pour toutes les autres personnes que je reçois dans ce bureau. »

ROGER : « Oui, en effet, donc ça ne me regarde pas »

Roger se met au centre de tout et de tous, le délire vient envahir le cadre de l’entretien par l’entremise de la pulsion invoquante qui se chosifie dans le micro. C’est en quoi mon intervention est une tentative d’humaniser notre échange dans une relation intersubjective et de lui renvoyer qu’il est une personne parmi les autres ce qui semble l’apaiser sensiblement. Nous pouvons pressentir lorsqu’il dit « ça ne me regarde pas », un bref moment de répit résultant d’une limite posée à l’inflation délirante.

Bien sûr sa conviction délirante reste entière si bien qu’il revient sur ce qu’il vit chez lui.

ROGER : « Mais chez moi, je suis sûr qu’il y a une caméra et depuis que je sais qu’on m’observe j’ai arrêté de me masturber, au début j’ai arrêté de le faire avec mes mains, ce n’est pas propre alors je faisais du « platventrisme ». Mais c’est de l’exhibitionnisme, de la prostitution, je suis comme un animal de zoo. Maintenant j’ai arrêté complètement et ça va mieux. »
On imagine ici la souffrance insoutenable dans laquelle il s’enferme avec la conviction délirante d’être observé et écouté en permanence, réduisant son « être au monde » a un être- jeté en pâture.
ROGER : « Vous comprenez ce qui se passe, c’est que je vais avoir des ennuis, on va m’arrêter ou m’extrader. »

MOI : « Pourquoi pensez vous ça ? »

ROGER : « Parce que je ne travaille pas depuis des années que je suis schizophrène, je suis assisté, je dérange car je parle seul, ce n’est pas normal. Vous croyez que c’est un symptôme de ma schizophrénie ? »

On perçoit clairement que son horizon de vie, son seul devenir est d’être suspendu à l’imminence d’une catastrophe, en l’occurrence d’être « arrêté et extradé ». Bien sûr, ceci pourrait devenir une réalité et se répéter sous la forme d’une hospitalisation d’office si son délire devenait trop envahissant et que cela représente un danger pour lui-même ou pour autrui comme ce fut le cas il y a quelques années.
Par ailleurs Roger m’expliquera que depuis le numérique il ne regarde plus la télé car dit-il « je m’y voyais comme dans un miroir ». Désormais il n’écoute que la radio, un des rares liens maintenus avec l’extérieur et l’actualité. L’extérieur est toujours menaçant, croiser un simple regard peut devenir problématique. A ce sujet il me confiera par ailleurs que lorsqu’il se promène dans la rue il ne peut s’empêcher de regarder les plaques d’immatriculation des voitures qui ont pour lui une valeur de signification personnelle. Ça lui saute aux yeux, comme il dit « ce sont des chiffres et des lettres, ils font passer des messages comme ça, je me demande comment c’est possible ».
Roger ne parvient pas à prendre de la distance par rapport à l’actualité, il est les immigrés que l’on reconduit à la frontière. Là encore, il n’y plus de distinction entre lui et les autres signe d’une carence fondamentale du processus d’individuation.
Le recours aux gaz lacrymogènes et autre moyens de contention dans les manifestations ou les révoltes sont autant de violences vécues d’une façon indifférenciée au plus profond de son être. D’ailleurs « faire pleurer ses yeux » est à relier aux gaz lacrymogènes, signifiant dont la résonance fait écho à ses origines juives.
Roger tente de trouver une certaine consistance à son être en s’accrochant, telle à une bouée, à l’identité d’une victime livrée à la jouissance des autres.

Enfin Roger me parlera de sa sœur avec qui il entretenait, jusqu’alors, un lien téléphonique quotidien. Or récemment celle-ci a décidé d’espacer les appels.

Je lui ai demandé si c’était sa sœur qui avait pris cette habitude de l’appeler tous les jours il me répondit la chose suivante :
– « oui enfin si le coup de fil tarde je lui téléphone. Mais je là comprends, quand on est schizophrène on dit des choses… enfin on a des problèmes de tact et on se retrouve seul. Mon autre sœur ne veut plus me parler depuis longtemps. J’ai renoncé à vivre avec une femme et à me marier du fait de ma maladie. »

Il y a une incapacité à « être-avec », d’autant plus quand il s’agit d’une femme, à considérer l’autre comme ayant une existence propre avec ses désirs, ses fantasmes, ses idéaux, ses valeurs etc.
La relation à l’autre est toujours torturée et torturante. En effet, un véritable dialogue suppose deux interlocuteurs bien différenciés au sens ou « parler avec » n’est pas « parler à ».

Comme dit Binswanger «la constitution du je, de l’expérience unitaire du monde, est défaillante en raison de la faillite dans la constitution de l’alter ego. »

Les propos délirants de Roger sont hermétiques dans la mesure où ils relèvent plus d’un trouble de la langue que du langage, c’est pourquoi lorsque l’on écoute son délire on se pose souvent la question du qui parle et qu’est-ce qu’il entend ?
Roger ne peut pas se situer dans un tissu de liens socio-affectifs dans lequel il s’emmêle et se perd lui-même, alors il n’a pas d’autre alternative que de s’isoler dans son délire, réduisant sa pensée à une machinerie qui devient, dans la persécution, machination.

Notre tâche est donc de proposer une aire d’accueil et d’écoute pour que toute personne délirante puisse y déposer la souffrance qui le taraude et de maintenir ainsi un minimum de lien et donc d’humanité.
Davy Bichet
Psychologue clinicien
CH de l’estran PONTORSON